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nuire à la systématisation de l’organisme, au bout d’un certain temps, il peut en arriver à exécuter l’acte ou les actes habituels sans plaisir : il a du plaisir à s’en abstenir, et il s’en abstient tant qu’une excitation quelconque lui donne la force de se soustraire à la tyrannie de l’habitude. Puis vient un moment où il cède encore, sans plaisir, avec remords même. Ici, la scission de l’individu est opérée encore, mais d’une autre manière ; ce qui domine dans la conscience n’est pas ce qui domine dans l’exécution. L’homme désire une chose et en veut une autre. Sans doute c’est encore ici le motif le plus fort qui l’emporte, mais ce motif n’est le plus fort que dans une certaine sphère. Il n’est pas l’expression de l’homme dans son ensemble, mais d’une partie de l’homme Et cette partie de l’homme, qui peut être considérée à un point de vue général comme peu importante et comme ayant peu de force dans l’organisme entier, est, par suite de certaines circonstances particulières, celle qui domine dans certaines parties de l’organisme, celle qui dirige exécution des actes. Ici, le désir et la volonté sont en désaccord. L’homme veut son mal. Stuart Mill a vu que cette objection pouvait être adressée à son système ; il la signale sans lui donner d’ailleurs toute sa force et n’y répond pas. Il se répand en considérations ingénieuses qui ne portent pas sur le fond de la question.

Enfin il peut arriver que la scission dans l’individu se manifeste encore d’une autre manière. Dans ce cas-ci, l’individu peut non pas seulement vouloir, mais désirer consciemment aussi son propre malheur, sa propre souffrance. Je sais bien qu’on peut dire encore que, dans ce cas, la souffrance se présente comme une chose qui, par certains côtés, est agréable. Cela est vrai, mais mon interprétation subsiste et l’individu n’en désire pas moins sa souffrance. Il est partagé en deux ou plusieurs tendances ou systèmes de tendances qui nuisent une à l’autre, et quelquefois celles dont il désire la réalisation ne sont pas les plus fortes en réalité, je veux dire qu’elles ne le sont que dans ce moment même et pour une partie du moi.

On ne peut donc pas dire que l’homme, en général, désire d’une manière absolue son plaisir et agisse toujours dans le sens de son intérêt. Cela supposerait une systématisation complète qui n’existe pas. On pourrait peut-être transporter plus justement aux différentes parties de l’homme ce que l’on dit de l’homme lui-même, et dire que chaque tendance tend à se satisfaire, ce qui, en tant que vrai, est un peu une tautologie.

Tout ceci d’ailleurs n’est pas une objection contre la morale du bonheur, mais contre une des formes que l’on donne généralement à cette morale. On peut reprendre en d’autres termes le raisonnement de Mill et dire que le bien consiste dans la satisfaction du plus grand nombre de tendances, c’est-à-dire dans la satisfaction des tendances le mieux systématisées, c’est-à-dire dans le bonheur. Mais, si je crois qu’il faut admettre que le bonheur est un bien, si même il me paraît difficile de prétendre que l’on puisse trouver un bien pour l’homme qui