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est un plaisir, soit parce que ne pas la posséder est une souffrance, soit pour ces deux motifs réunis. En réalité, comme le plaisir et la souffrance existent rarement séparés, la même personne éprouve du plaisir à atteindre un certain degré de vertu et de la souffrance à ne pas en atteindre un plus élevé. Si l’un ou l’autre sentiment n’existait pas, cette personne n’aimerait ou ne désirerait la vertu ou ne la chercherait que pour les autres avantages qu’elle en tirerait soit pour elle-même, soit pour d’autres.

« Nous pouvons répondre maintenant à la question : De quelle sorte de preuve est susceptible le principe d’utilité ? Si mon opinion est psychologiquement vraie, si la nature humaine ne désire que ce qui est une partie du bonheur ou un moyen d’y arriver, nous n’avons et nous ne désirons pas d’autre preuve pour croire que cela seul est désirable. S’il en est ainsi, le bonheur est le seul but des actions humaines, le seul principe d’après lequel on puisse juger la conduite humaine ; naturellement, il doit être le critérium de la morale, puisque la partie est comprise dans le tout.

« Maintenant il nous faut décider s’il en est réellement ainsi, si l’humanité ne doit rien désirer que ce qui est pour elle le bonheur ou l’absence de souffrance. Nous arrivons ainsi à une question de fait, d’expérience, qui, comme toutes les questions semblables, est résolue par l’évidence ; on ne peut la trancher que par l’expérience personnelle, consciencieuse, aidée de l’observation des autres. Je crois que ces sciences d’évidence, consultées avec impartialité, montreront que désirer une chose en la trouvant agréable, en haïr une autre comme désagréable sont deux phénomènes inséparables ou plutôt deux parties d’un même phénomène, deux manières différentes de nommer un même fait psychologique : penser à un objet comme désirable, à moins qu’on ne le désire que pour ses conséquences, ou penser à lui comme agréable, c’est une seule et même chose. Et désirer une chose sans que le désir soit proportionné à l’idée du plaisir qui s’y attache, c’est une impossibilité physique et métaphysique. »

Ainsi, pour Mill, ce qui fait que le bonheur est désirable, c’est qu’il est universellement désiré et que l’homme ne peut pas désirer autre chose, L’homme veut son bonheur, voilà le fait général d’où dépend toute la morale ; il ne s’agit plus que d’organiser les moyens de lui procurer ce bonheur, On peut soutenir qu’il est possible à l’homme de vouloir autre chose que son bonheur et que par conséquent ce qu’il y a de vrai dans l’utilitarisme doit s’appuyer sur une autre base que la prétendue universalité et nécessité de l’acte de vouloir le bonheur.

En fait, cette volonté n’est ni nécessaire ni complètement universelle. Il y a une erreur très répandue qui fait considérer tous les actes de l’homme comme déterminés par l’intérêt personnel et la recherche consciente ou inconsciente du plaisir. Il y a quelque chose de vrai dans cette opinion, ou plutôt elle repose sur quelque chose de vrai, mais en somme elle ne me paraît pas acceptable, Certainement le raisonnement qui y