Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
205
ANALYSES.stuart mill. L’utilitarisme.

ou principe du plus grand bonheur, tient pour certain que les actions sont bonnes en proportion du bonheur qu’elles donnent et mauvaises si elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par bonheur, on entend plaisir ou absence de souffrance ; par malheur, souffrance et absence de bonheur. Pour donner une idée complète de la question, il faudrait dire ce qu’on entend par plaisir et peine ; mais ces explications supplémentaires n’affectent pas la théorie de la vie sur laquelle est fondée la théorie morale suivante : le plaisir, l’absence de la souffrance sont les seules fins désirables ; ces fins désirables (aussi nombreuses dans l’utilitarisme que dans d’autres systèmes) le sont pour le plaisir inhérent en elles, ou comme moyens de procurer le plaisir, de prévenir la souffrance. »

Voilà le principe général du système de Stuart Mill ; le reste découle de là ou devrait en découler. Je ne donnerai pas ici un résumé complet de l’utilitarisme ; l’ouvrage de Stuart Mill, quoique n’ayant pas encore été en France publié en volume, est bien connu du public français ; an en trouve une analyse très longue et très soignée dans le volume de M. Guyau sur la morale anglaise contemporaine. Je préfère donc examiner un peu plus en détail quelques points du système de Mill.

À mon avis, le système est en grande partie vrai, mais il est incomplet et insuffisamment lié. Mill a le double tort de ne pas déduire sa morale d’une philosophie de l’idéal et de ne pas être toujours logique. Le premier défaut l’a empêché de voir entièrement la base de son principe et de lui donner assez de largeur. Le second la empêché de secouer assez résolument les débris des anciens systèmes de morale qu’il a essayé au contraire de raccorder tant bien que mal avec sa théorie.

Voici comment Stuart Mill essaye de prouver le principe d’utilité :

« Un objet est visible ; la seule preuve qu’on puisse en donner, c’est que tout le monde le voit actuellement. La seule preuve qu’on donne qu’un son peut être entendu, c’est qu’on l’entend, et il en est ainsi pour presque toutes les autres sciences d’expérience. De même, j’ai peur qu’on ne puisse prouver qu’une chose est désirable qu’en disant que les hommes la possèdent actuellement. Si la fin que se prépare l’utilitarisme n’était pas reconnue comme fin en théorie et en pratique, je crois que rien ne pourrait convaincre une personne quelconque. On ne peut donner la raison qui fait que le bonheur est désirable ; on dit seulement que chaque personne désire son propre bonheur. C’est un fait, et nous avons ainsi la seule preuve possible que le bonheur est un bien, que le bonheur de chacun est un bien pour chacun, et que le bonheur général est un bien pour tous. »

Stuart Mill essaye ensuite de prouver que le bonheur est en réalité la fin unique poursuivie par les hommes.

« Quand on désire, on désire un moyen qui conduit au but, c’est-à-dire au bonheur ; on ne désire ce moyen pour lui-même que lorsqu’il est devenu comme une partie du bonheur. Ceux qui cherchent la vertu pour elle-même la cherchent soit parce qu’ils ont conscience qu’elle