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avec une plume d’artiste et composée d’une façon géniale  ? — M. Souriau[1] a traité de l’Invention dans un livre plein de finesse et où l’auteur côtoie nombre de vérités bonnes à dire. M. Souriau a plus d’esprit que d’enthousiasme : il se condamne au sang-froid et il à bien soin de railler dans sa préface les physiciens qui voudraient exposer « chaleureusement » une théorie de la chaleur, M. Séailles a pris juste le contre-pied de cette méthode, il s’est, épris de sa thèse, comme les artistes dont il parle ont dû s’éprendre de leurs conceptions. Il a composé son livre comme il veut que les œuvres d’art soient conçues et exécutées, comme il nous apprend que la nature procède ; d’un coup d’aile il s’est élevé au-dessus de son sujet, puis il a longtemps regardé, longtemps admiré, puis il nous a raconté ses extases. J’allais dire : il nous les a chantées, tant le style dont sa prose est faite est éloigné des habitudes de la prose. M. Séailles parle une langue souple, riche, harmonieuse : c’est la langue d’un coloriste et d’un sonoriste tout à la fois. Il excelle à fondre les nuances et à les varier : il n’aime pas les tons criards, pas plus qu’il n’aime les dissonances. Nous en avons fait la preuve en nous lisant à haute voix les meilleures pages de ce livre, car c’est ainsi qu’il gagne à être lu. Un écrivain d’un talent aussi distingué et aussi incontestablement personnel n’aurait-il pas dû se réserver pour des ouvrages d’un autre genre ? Ou du moins, s’il voulait traiter un problème de philosophie, ne lui eût-il pas été préférable de rester exclusivement philosophe, d’écrire à la façon des philosophes, et pour tout dire en un mot, de dessiner sa doctrine, et d’en dégager les avenues ? « Chaque genre à son style, » C’est l’avis de tout le monde ; ce ne sera jamais celui de M. Séailles. Chez lui, la pensée n’ira jamais sans le sentiment ; toute expression lui paraîtra incomplète qui ne fera pas impression. Éprouver et prouver lui sembleront toujours synonymes.

Nous aurions mauvaise grâce à nous demander si la méthode suivie par M. Séailles est la meilleure ou la moins bonne de toutes. Elle est la sienne, et elle n’appartient qu’à lui. Là-dessus, personne ne nous contredira. Le jour où d’autres essayeront de l’imiter, il sera temps de conseiller ou de déconseiller limitation ; ce jour n’est pas près de venir. Pour imiter M. Séailles, il faudrait naître avec le cerveau d’un penseur et l’âme d’un artiste ; la nature n’a pas souvent de ces heureux hasards.

Lionel Dauriac.

Stuart Mill. L’Utilitarisme, trad. de l’anglais par P-L. Le Monnier, Paris, Germer Baillière. Un vol.  in-18. Bibl. de philosophie contemporaine. 194 pages. 1888.

« La croyance qui accepte, comme fondement de la morale, l’utilité

  1. Paris, Hachette, 1882.