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ANALYSES.g. séailles. Le génie dans l’art.

d’hui encore, répètent avec La Bruyère qu’on sent moins à mesure que l’on critique davantage ; il y a du vrai. Plus vous détaillez certain visage, plus, comme parfois il arrive, ce visage vous semble composé par la nature en dehors des lois de l’esthétique ; les fausses beautés se dissipent sous l’œil attentif du critique. Les erreurs du goût résistent mal à l’analyse. Mais les beautés supérieures sont des beautés faites pour durer toujours, et plus on les étudie, plus on s’étonne des sources inépuisables d’admiration qu’elles contiennent. La Bruyère a décidément exagéré. Est-il besoin d’ajouter que la critique suppose l’art et ne le crée pas, que les poétiques sont postérieures aux chefs-d’œuvre de la poésie, que les préceptes de l’esthéticien ne valent que pour des œuvres déjà faites, que l’homme de génie est le désespoir de l’esthéticien ? Il n’y a point grand mal à apprendre par cœur les quatre chants de l’Art poétique, il y aurait péril à prendre au sérieux ce titre de « législateur » auquel Boileau n’a plus le droit de prétendre. N’est-ce pas M. Paul Albert qui a écrit : « Entre le critique et le poète, je n’hésite pas. Je vais droit au poète » ? Et qu’il a raison ! Que deviendrait le critique sans le poète ? Il y a plus : tout vrai poète est un esthéticien, peut-être inconscient, mais à coup sûr original. S’il a bravé des règles, il en a posé d’autres. La vraie esthétique se moque de la fausse esthétique, et la vraie ne se lit pas dans les livres. Les artistes avaient toujours parlé dans ce sens. Voici qu’un philosophe leur donne raison, au grand scandale des philosophes, mais c’est un philosophe doublé d’un artiste et qui donnerait tous les livres de Taine pour le plaisir de regarder une belle toile.

VIII. La nature fait comprendre le génie. Le génie, comme la nature, obéit à une sorte de finalité interne ; tout s’y fait à la fois ; l’analyse et la synthèse y sont simultanées. Chaque pas vers l’harmonie totale est la réalisation d’une harmonie partielle. La pensée comprend la nature, elle pénètre l’objet : c’est donc que l’objet lui est pénétrable. D’autre part, la pensée ne saurait comprendre qu’elle-même. Dès lors, le prétendu dualisme du sujet et de l’objet n’est que superficiel : esprit et nature se confondent. L’univers est ma représentation ; l’univers est ma pensée. L’esprit, de son côté, ne se distingue pas de la nature, il ne fait que la prolonger. L’idéalisme n’a donc rien à craindre de la science, Aussi bien ce que la science réclame, la métaphysique l’exige ; l’une et l’autre ne se peuvent passer d’un monde intelligible : il faut croire que tout est un, que l’effort de la nature s’exerce toujours dans une même direction, que tout se fait en ce monde par une sorte d’élan continué.

J’arrête ici l’analyse d’un livre qui charmera beaucoup de lecteurs et qui, M. Séailles sait cela mieux que personne, en désorientera peut-être quelques-uns, ceux-là surtout qui, insoucieux d’admirer le talent de l’écrivain, voudront apprécier ses opinions et juger sa doctrine. — Quoi donc ! Une thèse sur le Génie dans l’art ne doit-elle pas être écrite