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voir le sujet. La poésie qui est l’art le plus voisin de la pensée, est tout autre chose que la pensée. Traduire un poète, c’est lé trahir. Cependant, pour éveiller des sensations agréables, l’art doit remplir certaines conditions déterminées et que l’analyse scientifique nous découvre. Tout musicien est doublé d’un mathématicien, mais d’un mathématicien ignorant les mathématiques et ne perdant rien à les ignorer. L’observation exacte, mais inconsciente des lois mathématiques ne serait-elle pas aussi, l’une des conditions sans lesquelles Îles arts du dessin nous laisseraient indifférents ? Il y a de la géométrie dans tous les arts, et la science des lignes n’est pas sans rapport avec l’art des lignes. Cela ne se conteste plus. Ce qui n’est guère plus contestable, c’est que la source du plaisir esthétique ne tient pas à la seule observation des règles. La règle est quelque chose d’abstrait et de mort ; l’œuvre d’art est concrète, elle est vivante. « La science formule a loi générale que l’art suppose ; elle ne peut ni prévoir ni proposer es applications délicates qui sont l’art même[1]. » Dans le langage de l’art se dissimule toute une science. Dans la correspondance de ce langage à l’idée qu’il exprime, la science intervient aussi. La ligne horizontale donne l’idée de repos, la ligne verticale exprime l’action. Pourquoi ? Demandez-le à la science. Elle vous apprendra, avec Wundt, « que les distances verticales nous paraissent en règle générale plus grandes que les distances horizontales exactement de même dimension[2]. » En outre, l’expérience ne nous montre-t-elle pas que l’animal pour dormir se couche, et pour combattre se soulève et se dresse ? Ainsi des couleurs : elles éveillent en nous des pensées. Le vert évoque en nous l’idée de la nature. Le bleu est une couleur caressante. Le rouge est un ton violent. Voilà des épithètes vulgaires et profondément significatives.

Maintenant, tournons-nous vers l’idée, analysons le sentiment esthétique ; en le développant, nous y trouverons la science, nous y découvrirons l’esprit et ses lois. La beauté s’éprouve ; ne se prouve-t-elle pas aussi ? Le sentiment s’analyse après avoir été ressenti. Avouer cela, n’est-ce pas avouer qu’en se décomposant il devient intelligible, exclusivement intelligible ? Des lois président à la création de la beauté, lois que dissimule l’harmonie vivante et qu’il faut découvrir ; la critique n’a point d’autre mission. Il est de toute nécessité que l’œuvre d’art parle à l’intelligence : toute beauté est harmonie, toute harmonie est unité, cela revient à dire que toute beauté est raison. Dégager cette raison des symboles matériels dont elle s’enveloppe, mais à travers lesquels elle doit transparaître, est une tâche instructive : on admire mieux et plus lorsqu’on sait pourquoi l’on admire. M. Séailles dit cela, il ne fait que le dire. J’aimerais qu’il eût insisté. Nombre de gens, aujour-

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