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cation de l’artiste, pour préparer en gros les œuvres qu’enfantera son inspiration.

On n’a pas le génie que l’on veut, dirait sans doute M. Séailles, mais on n’a du génie que parce qu’on s’est mis en état d’en avoir et qu’on s’y est mis volontairement. Les esprit incapables d’attention ne sont-ils pas des esprits condamnés à me rien produire ? « Pendant que l’œuvre se compose dans l’esprit, la réflexion la regarde naître et grandir en s’effaçant elle-même, pour ne pas substituer son impuissance à la vie qui seule donne la vie ; elle assiste à l’œuvre, suit ses phases successives ; elle y intervient sans cesse ; elle en jouit, elle la juge, elle la critique ; c’est elle qui empêche les monstres de naître ou de durer[1]. » La volonté a son rôle. Toutefois elle ne saurait remplacer la spontanéité vivante. L’œuvre d’art est conçue par un acte d’amour, comme est conçu l’être vivant, « L’œuvre d’art se définit par la vie, elle n’est pas hors la nature, elle est le retour à la nature d’un esprit développé par l’effort et la réflexion. » Si l’œuvre d’art était voulue, l’idée précéderait l’image, le fond préexisterait à la forme. Il n’en est rien. L’œuvre d’art se conçoit et se développe comme l’être vivant, où « toutes les parties se développent à la fois et l’œuvre tout entière se modifie et se transforme à chaque moment de la conception » [2]. Le génie, c’est donc la vie ; mais ce n’est pas une vie mêlée de discorde, ce n’est pas une vie mutilée. Le génie corrige, il refait, puis il abstrait, puis il concentre. Abstraire, concentrer, combiner suivant des lois, les unes imposées par la vie, les autres ne gouvernant que lui seul et se confondant avec l’individualité même de l’artiste, voilà ce qui fait le génie.

VI. Le génie, présent à la conception de l’œuvre, resplendit dans son exécution. On n’a point de génie uniquement pour avoir conçu de grandes choses, mais pour les avoir accomplies. Dans l’art, l’image est voulue pour elle-même. Elle ne représente point une série d’actes réels, conduisant vers un bien extérieur à ses actes. Dans la vie, l’action est la suite d’une image ; dans l’art ce qui suit l’image doit rester image et pourtant se réaliser. Dès lors ce mouvement vers la réalisation, but immédiat de l’art, n’est-il pas en même temps nécessaire et impossible ? Comment réaliser l’image en tant qu’image ? En la faisant devenir sensation. Alors l’artiste, libre au moment où il concevait, va redevenir esclave quand il va s’agir de métamorphoser l’image en la rendant objet de perception non seulement pour lui-même, mais encore pour autrui. Il faudra recourir à des instruments, se faire homme de métier. Il ne deviendra lui-même qu’après s’être fait disciple et il ne deviendra disciple qu’après s’être fait écolier. Or l’écolier aura plus ou moins de disposition à manier le ciseau ou la brosse, à chiffrer une basse, à trouver une rime, à développer un mouvement oratoire. Si l’écolier est

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