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ANALYSES.g. séailles. Le génie dans l’art.

devenir réalité. Elle le deviendra infailliblement si on l’isole ou si on l’exagère.

V. Dans l’art, l’image est voulue pour elle-même. Le génie de l’artiste est un génie indépendant, qui crée parce qu’il veut et non parce que la nature l’exige. L’artiste demande à la nature de vouloir avec lui. L’artiste ne voit pas, il regarde et par son regard, il crée. N’est-ce point créer que de faire jaillir du sein de ce monde qui est celui de nous tous, des formes et des couleurs inaperçues du vulgaire ? Le génie exige donc des sens délicats, une émotion facile à naître, une mémoire et une imagination vastes et tenaces, une sensibilité exquise, propre à vivifier les éléments qu’il faudra prendre à la nature, car la nature est avare et d’elle-même ne donne rien. Mais ce que l’artiste emprunte porte déjà la marque de son propre génie ; sans qu’il le veuille, il oublie et néglige les détails insignifiants. Il n’a encore rien créé, et déjà il est original[1]. Le réalisme est un non-sens : l’artiste voudrait copier qu’il imaginerait en copiant, qu’il inventerait en imitant. Pourquoi goûtons-nous les œuvres soi-disant réalistes ? Parce qu’elles nous font voir un monde à demi inconnu de nous, parce qu’elles nous représentent des choses que nous reconnaissons sans les avoir déjà vues, Idéaliser le laid, c’est travailler à côté de la nature, ce n’est point la copier servilement. Point d’imitation de la nature au sens propre du terme. Fil n’est pas imitateur, l’artiste n’est guère d’avantage savant ou philosophe. Il n’exprime pas d’idées, ou du moins il ne doit pas séparer l’idée de la forme ; il n’a pas à se préocuper du fond. Que nous fait ce qu’il exprime s’il l’exprime avec puissance et richesse[2] ? La forme seule importe. Mais cette forme prend source dans l’idée. L’idée se fait aimer, elle devient sentiment et suscite les images qui l’expriment. « L’idée ne serait rien sans la forme, mais c’est elle qui a créé la forme. Supprimez tout ce qui vient d’elle, supprimez par exemple dans les Pauvres Gens l’amour de V. Hugo pour les humbles, son désir de leur trouver des titres de noblesse, tout ce que remue d’images cette passion généreuse, vous supprimez avec l’enthousiasme l’inspiration, vous supprimez la poésie elle-même : au lieu de l’épopée des Pauvres Gens vous avez le Petit Savoyard[3] ».

L’art sort de l’émotion et non pas du raisonnement. L’idée de l’artiste n’est pas une idée abstraite, c’est un sentiment. Le génie est peut-être une longue patience, mais « c’est la patience de l’amour profond et fort qui ne se lasse pas de lui-même, parce qu’il agit sans cesse. L’œuvre d’art se fait eh y pensant toujours lors même qu’on n’y pense pas… [4]. » Le génie est donc une grâce, mais une grâce qui se mérite par l’effort. La volonté intervient ensuite, mais seulement pour faire l’édu-

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