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leur poésie de l’espérance : ce sont leurs utopies. Le goût des fictions est tellement naturel à l’homme que la passion peut être absente et la fantaisie aller son train : cela est vrai de l’imagination de l’homme et de l’imagination des peuples. Les peuples qui n’ont pas d’écriture n’ont pas d’histoire : l’Iliade eût perdu à être écrite.

De même, la légende du Christ est née d’une histoire réelle confiée au souvenir de tous ; spontanément et par une sorte de besoin esthétique le souvenir s’est transfiguré ; tout ce qui arrive de rare ou d’inattendu étonne ; tout ce qui étonne, émeut ; « tout ce qui devient émotion devient Dieu[1]. » Ainsi, par un travail où chacun a sa part de gloire, une œuvre d’art surgit, spontanément éclose dans l’imagination d’un peuple. Là est l’œuvre la plus élevée de l’imagination spontanée ; là est la matière de l’art. Le christianisme n’a-t-il point fait naître un art nouveau ?

Donc la nature et la pensée se meuvent l’une vers l’autre et se pénètrent mutuellement. L’esprit se fait corps, le corps se fait esprit, l’esprit inétendu s’étend, le monde de la matière perd en quelque sorte l’étendue qui lui est essentielle et se concentre dans la pensée. Une matière spirituelle a pris naissance ; il reste maintenant à lui donner une forme. L’image est déjà quelque chose de vivant, une sorte d’organe ; il nous faut maintenant, pour ainsi dire, lui faire sa place dans un organisme[2].

IV. Imaginez un mouvement, et vous le commencez ; imaginez-le avec insistance, et le vertige s’empare de vous, le mouvement est accompli. Dès lors, il faut admettre l’existence d’une véritable imagination créatrice du mouvement, sorte de mémoire des mouvements[3]. La mémoire est une loi de la vie autant que de l’intelligence. Une relation intime unit donc l’image au mouvement. Ainsi s’expliquent les phénomènes de l’instinct ; ainsi s’expliqueront les prodiges de l’adresse et les merveilles de la grâce. Entre l’idée et l’action, il y a un intermédiaire, l’image, et qui forme avec l’idée un tout naturel. « Quand l’homme veut faire d’une idée un principe d’action, il la traduit en images… Chez les peuples primitifs, il n’y a ni professeurs de vertu ni systèmes de morale. Il y a des héros et des poètes… La morale pratique, c’est la vie des philosophes[4]. » Une combinaison d’images suscite d’elle-même une combinaison de mouvements ; dans la vie de chaque jour, c’est l’imagination qui nous fait agir. Tantôt nous dominons l’image, tantôt c’est au contraire l’image qui nous domine. Lorsque la passion grandit, elle isole l’image, lui livre l’esprit ; alors la tendance au mouvement ne peut plus rester à l’état de simple tendance. Aucun obstacle ne s’oppose à ce qu’elle se réalise ; le mouvement s’exécute de lui-même. Dans les œuvres du génie, les choses ne se passent pas autrement. Toute image tend à

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  2. Page 120.
  3. Page 134.
  4. Pages 141 et 142.