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ANALYSES.g. séailles. Le génie dans l’art.

des sensations, autrement dit la mémoire. Mais cette mémoire, lorsqu’elle est intense, réunit les états de conscience analogues à ceux qu’elle a primitivement en magasinés. Ce qu’on croit voir, il arrive parfois qu’on s’imagine l’avoir devant les yeux. L’image est donc source de mouvement, principe de mouvement ; elle est essentiellement active. L’art qu’on imagine est un art qui tend à se réaliser. « Dans cette vie encore inférieure de l’image qui spontanément apparaît et s’exprime par les actes qui lui répondent, n’entrevoyons-nous pas comme les origines de l’art et ne peut-on pas dire qu’en elle vit l’espérance des mondes futurs qu’enfantera le génie ? L’image est un élément spirituel, mêlé à la vie intérieure, obéissant à toutes ses lois ; l’image tend à s’exprimer par le mouvement. Dans ce rapport de l’image à l’esprit et au mouvement est contenu le germe de l’art[1]. »

III. Tout ce qui pénètre dans l’esprit tend à s’organiser. Les images ne restent pas en lui à l’état de dispersion ; le courant de la vie intérieure les emporte, les décompose, puis les organise suivant un ordre nouveau. Ainsi dans le sommeil une sensation est la source d’un songe : si on appuie la main sur ma poitrine quand je dors, je vais rêver qu’on m’étouffe. « Au réveil, la vie reprend son cours, les éléments sortent de leur torpeur, vibrent sourdement, prêts à répondre à l’appel de la conscience, en laquelle rien ne retentit sans éveiller sympathiquement les notes en accord. L’imagination se mêle à tout ce qui se passe en nous ; elle intervient sans cesse, elle modifie jusqu’aux objets que nous percevons… Selon les images qui s’éveillent, la nature est pour l’un (le paysan) une chose indifférente et précieuse (indifférente parce qu’elle ne lui donne aucune émotion esthétique, précieuse, parce qu’il s’enrichit de ses dons), pour l’autre (l’homme des villes) une grande âme sympathique et mystérieuse[1]. » Inutile d’ajouter, n’est-ce pas ? que la beauté est l’œuvre de notre âme, que cette poésie des choses prend sa source dans mon esprit. Ce qui est beau, ce n’est pas l’objet même, c’est mon amour et mon génie[2]. A dire vrai la réalité aide moins l’imagination qu’elle ne la désoriente : dès que le réel cesse de fixer notre attention les images commencent de circuler et de se grouper en système. Le réel n’est plus : il va devenir l’idéal. Caché dans les profondeurs de la mémoire il en sortira transfiguré. C’est une illusion de croire qu’on revit son passé : de ce passé qui n’est plus, l’esprit va se former une légende. Le charme des souvenirs d’enfance ne vient-il pas de ce que « l’indécision du souvenir fait plus grande la liberté de la fantaisie ? L’enfance n’est une poésie que pour celui qui l’a perdue. » Donc le terme souvenir est un mot mal fait ou plutôt il faudrait s’accoutumer à voir dans le souvenir comme le plus bas degré de l’imagination créatrice. Le souvenir est une poésie, l’espérance en est une autre, Les sociétés ont leur poésie du souvenir : ce sont leurs légendes. Elles ont

  1. a et b Page 94.
  2. Pages 100 et 101.