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son œuvre : elle tient de la matière par sa cause occasionnelle et de l’esprit par sa cause efficiente, dirait un scolastique. Ainsi peut-on expliquer ce que M. Séailles entend par « la matière spirituelle ». S’il n’est irréprobablement exact, le néologisme est du moins ingénieux.

La matière spirituelle va rendre l’art possible. Comment ?

D’abord la sensation est forte ; l’image est faible, obscure. Les images correspondant aux sensations sont loin de se reproduire toutes avec la même netteté. Même quand elles sont nettes, elles le sont moins que les sensations génératrices. Leur indécision relative est précisément ce qui leur permet de subir avec une docilité plus souple et plus constante l’empire de la raison. Par cela seul qu’elles manquent de netteté, elles tombent plus vite sous la dépendance de l’esprit. Voilà pourquoi l’imagination reproduit et transforme tout à la fois. « Je puis repousser l’image, me détourner d’elle, y insister, l’achever par l’attention que je lui prête. Sans doute, elle ne se présente pas toujours au premier appel de la volonté : mais il y a un art de l’évoquer, en se tournant vers les images qui lui sont associées. Ce qui ajoute au prix de l’image, c’est qu’elle n’est pas enfermée dans une forme inflexible, c’est que sans cesse elle se modifie. Dans la perception, les sensations toujours les mêmes se présentent toujours dans le même rapport. Je compose un arbre de la rugosité du tronc noir, de la souplesse des branches flexibles, de la dentelle mouvante des feuilles légères : ces éléments me sont donnés et leur ordre. Chaque fois que j’ouvre les yeux et que je m’élance du pied de l’arbre à son sommet, toutes les parties dont je le construis en moi se présentent tour à tour dans leur rapport invariable. Le mouvement de l’esprit est nécessaire à la connaissance du monde sensible, mais il suit un chemin tracé d’avance et dont il ne peut s’échapper. Au contraire, l’image est souple, légère et vivante : elle a je ne sais quelle impatience qui ne la laisse pas s’enfermer dans une forme inflexible. Dans une seule image vivent ainsi mille images variées qui apparaissent plus ou moins précises puis s’effacent, dont les unes s’arrêtent plus longtemps sous l’œil de l’esprit, dont les autres passent si vite qu’elles sont à peine aperçues. Comme la perception est composée de sensations en accord, l’image est composée d’éléments multiples. Mais, tandis que la perception est un composé stable, l’image est un composé instable, dont les éléments tendent à entrer dans des combinaisons toujours nouvelles[1]. ».

Pour que l’art prenne naissance, il faut qu’à l’avantage d’être instable s’ajoute celui de n’être pas inerte. L’image est active, elle tend à se prolonger en mouvement, à devenir la réalité même qu’elle représente. Cette loi psychologique est la source du génie. La sensation perçue laisse quelque chose d’elle-même, et sous forme d’image elle tend à renaître. Le génie exige comme une de ses conditions nécessaires la réviviscence

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