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Le génie se reconnaît à l’admiration que ses œuvres improvisent en nous ; plus cette admiration est forte, plus le génie a de puissance. Or admirer, c’est comprendre. Souvenons-nous maintenant de ce que disait le fondateur de l’esthétique, l’auteur du Phèdre et du Banquet : le même seul peut comprendre le même. Donc, si nous admirons le génie, c’est que le génie est en nous et que sa source première réside dans l’intelligence.

Les œuvres de l’intelligence seraient-elles des œuvres de génie ? M. Séailles sait bien qu’il va risquer un paradoxe, mais il se garde des précautions oratoires ; à nous avertir qu’on va être audacieux et nous conter des choses voisines de l’invraisemblance, on désorienterait notre crédulité. Faute de confiance, nous écouterions mal et peut-être ne comprendrions-nous pas.

I. Ainsi s’explique le début du premier chapitre, dont voici l’idée générale (p. 2 et 3). « Le génie au sens le plus étendu du mot, c’est la fécondité de l’esprit, c’est la puissance d’organiser des idées, des images ou des signes, spontanément, et sans employer les procédés lents de la pensée réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif. Si l’on ne saisit pas le rapport qui l’unit à la pensée, c’est qu’on imagine qu’il s’ajoute à l’esprit comme une grâce d’en haut, et qu’il apparaît et disparaît soudainement, selon les caprices d’une puissance surnaturelle. Il n’en est rien. L’esprit n’est pas un miroir que la nature, suspendant son action et sa fécondité, se présente à elle-même pour regarder ses œuvres antérieures ; en lui agit la puissance qui organise le monde et crée le corps vivant. Il ne reçoit pas ses connaissances ; il se les donne ; il ne les subit pas, il les crée. » Point d’équivoque dans la pensée de l’auteur : l’esprit de l’homme est une œuvre de génie, l’esprit se crée. Si l’on en doute, il faut se convaincre, et la chose est facile, que l’entendement se distingue des matériaux qu’il s’assimile et qu’il transforme. Il n’est pas ces matériaux ; il en est, pourrait-on dire, l’ordre et le mouvement ; il en est la vie et l’organisation. L’esprit est essentiellement forme et non matière, loi et non phénomène, M. Secrétan définissait l’entendement un organisme. M. Séailles s’empare de cette définition, il le semble du moins ; il s’en empare, la commente et la paraphrase en termes qui veulent être cités : « Une même loi dirige toutes les démarches de l’esprit, une même tendance est présente à tous ses actes, la multiplicité des idées le disperserait ; par cela même qu’il vit, il les ordonne. Il n’est que parce qu’il met l’unité dans les choses : il ne peut s’organiser qu’en organisant le monde, et d’un mouvement naturel il va vers l’harmonie, qui seule lui permet l’existence. De la pluralité des impressions il fait l’unité de la sensation ; de la pluralité des sensations, l’unité de l’objet ; de la pluralité des objets dans l’espace, il compose le spectacle de l’univers visible, et cela sans intervention de la conscience réfléchie par un travail que tout homme accomplit si spontanément que volontiers il le nie. Cette harmonie tout