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revue générale. — sur le socialisme contemporain

branle d’une vie réglée, monotone et paisible ; par les anciennes associations de serfs, et par ce qui en reste en Serbie et en Croatie, où, dit M. de Laveleye, qui à visité ces campagnes, « en voyant tout le groupe associé, hommes et femmes, travailler en commun dans les champs ou préparer le chanvre et la laine de leurs vêtements, le soir, à la veillée, aux sons de la guzla accompagnant le chant du romancero serbe, on se croit transporté parmi les bucoliques de l’âge d’or. » Certes, je ne me persuade pas voir dans ce tableau une image prophétique de l’avenir. Mais, si c’est une illusion de se figurer l’idéal futur à réaliser comme une idylle primitive à reproduire, c’est une erreur bien plus profonde encore de concevoir l’apogée du progrès social comme une exacerbation suraiguë du désir humain déchaîné en une consommation dévorante et servi par une production effrénée. Après s’être multipliés, remarquons-le, jusqu’à un certain âge de la vie, les besoins s’arrêtent ou se simplifient, pendant que l’homme progresse toujours et que l’esprit allégé commence à révéler, grâce à la monotonie féconde d’une vie périodique et modérément active ou si l’on veut machinale, ce qu’il a de plus personnel et de meilleur, C’est ainsi que la rigueur du rythme étroit seconde en la domptant et déploie l’imagination du poète. Le jour enfin ne viendra-t-il pas où, à cet égard comme à tant d’autres, le progrès de l’humanité imitera celui de l’homme individuel ? où ce ne sera pas de besoins toujours nouveaux que l’homme aura besoin, mais bien d’une foi nouvelle et plus forte, d’une sécurité plus grande en face de la vie ou en face de la mort ?

Pour revenir à M. Spencer, il me paraît clair que sa fameuse et profonde formule de l’évolution devrait le conduire logiquement, non à l’idéal individualiste et ultra-libéral qui lui est cher, mais à un idéal presque opposé, qu’un socialiste ne désavouerait pas. Au milieu de populations urbaines plus denses encore qu’aujourd’hui, et surtout rendues bien plus compactes encore par le ciment d’une confiance mutuelle et d’une foi unanime en la science consommée, qu’on suppose un émondage graduel des besoins grossiers et un amoindrissement continu du travail, mais en même temps une utilisation et une subdivision chaque jour plus complètes du désir subsistant et de l’activité retenue : ne serait-ce pas là l’application stricte de la formule spencérienne suivant laquelle, comme on sait, toute évolution consiste en un gain de matière accompagnée d’une perte de mouvement, ainsi qu’en une intégration et une différenciation progressives de la matière acquise et pareillement du mouvement retenu ? Cette antithèse de la matière gagnée et du mouvement simultanément perdu est incontestable à mon sens si, quand il s’agit de faits proprement psychologiques et sociaux, et non des faits vitaux et moléculaires qui leur servent de support, on la ramène à une autre opposition plusieurs fois indiquée par nous dans cette Revue, celle de la somme de foi qui monte à mesure que s’abaisse la somme de désir[1].

  1. Si donc l’évolutionnisme en général est, dans une certaine mesure, un