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justice et l’humanité le réclament ; la concurrence vitale entre les nations en fait presque une question de salut. » Et il le prouve en montrant, statistique en main, le mal que fait à notre industrie la concurrence de l’étranger (dans l’industrie sucrière, par exemple, qui, en décadence chez nous, a augmenté en quelques années sa production de 285 pour 100 chez les Allemands). — Or, je ne sais l’intérêt que les socialistes révolutionnaires croient avoir à combattre l’idée de patrie, si ce n’est à tomber dans une contradiction de plus en exaltant simultanément l’idée de l’État. Mais il me semble que, dût-il se refroidir tout à fait sous sa forme militaire et politique connue, le sentiment patriotique serait inévitablement appelé, dans l’avenir qu’ils rêvent, à se ranimer avec intensité sous une forme imprévue, toute industrielle et commerciale. C’est le besoin de la défense commune contre l’étranger qui a forcé, bon gré, mal gré, d’adopter le système des armées nationales et des batailles rangées. À l’époque homérique où les combats étaient un rassemblement confus de duels simultanés, où les armées indisciplinées quoique admirablement courageuses, se battaient sans nul plan d’ensemble, il est probable qui, si quelque capitaine clairvoyant eût énoncé la possibilité et l’utilité de se battre en lignes rangées et serrées, conformément à un dessein supérieur auquel se subordonneraient tous les élans les plus héroïques des soldats, on n’eût pas manqué de rire de lui. Est-ce que l’autonomie des combattants, leur libre initiative, n’était pas la condition même de leur valeur ? Est-ce que de cette liberté précieuse, de cet individualisme belliqueux, ne naissait pas toute émulation généreuse, toute force, toute victoire ? Ces raisons ont dû être données ; elles avaient du bon et elles n’ont pas prévalu. — Qui sait si des raisons au fond semblables qu’on oppose à l’idée d’une réglementation suprême de la production nationale en vue de la bataille économique des nations, qui aboutira fatalement, soit dit en passant, à la conquête universelle par l’une d’elles, ne sont pas condamnées à être emportées dans l’avenir par des nécessités impérieuses et toutes-puissantes ? Et ne voit-on pas combien il sera facile à l’État, une fois maître de l’industrie des transports, de faire la loi à toutes les autres ?

Je viens de toucher en passant à la capitale objection qui paraît décisive contre le socialisme. En diminuant beaucoup (je ne vais pas jusqu’à dire : en supprimant) le mobile de l’intérêt individuel, le collectivisme, dit-on, attiédira l’ardeur au travail. Les socialistes d’ordinaire nient cela ; pleins des préjugés d’un siècle fiévreux, qui se fait gloire de sa fièvre, ils croiraient se perdre d’honneur en avouant qu’ils rêvent le calme et le repos, fût-ce le repos dans la lumière et le calme de l’amour heureux, Le fait qu’on leur prédit est certain pourtant, il est surabondamment démontré par l’exemple de toutes les communautés socialistes que l’histoire à vues, que la terre voit encore ; par toutes les Icaries de l’Amérique du nord, où règne une placidité parfaite, qui paraît un peu morne au voyageur ; par tous les couvents, où l’âme s’endort délicieusement, non sans fruit toujours, ni paresseusement, au