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revue générale. — sur le socialisme contemporain

un bien ; mais nous nions que ce progrès puisse et doive être accompli par l’État. » Distinction vaine, au fond. Aux xie et xiie siècle, quand chaque comte ou baron qui avait de quoi équiper une troupe de quelques archers se faisait chef d’armée, on aurait pu dire, avec une apparence de raison, que l’organisation militaire était chose essentiellement privée, du ressort exclusif de l’initiative individuelle, et que cet éparpillement de la puissance militaire du pays, stimulant nécessaire du courage et de l’émulation belliqueuse, devait durer indéfiniment. Cependant cet état incohérent a cessé. Comment ? Par deux étapes d’un même progrès. D’abord, beaucoup de milices seigneuriales ont été détruites et dévorées par d’autres qui, survivantes chaque jour plus rares, se grossissaient, se disciplinaient, se fortifiaient sans cesse. Puis, au milieu d’elles, l’armée permanente du roi, qui a commencé par être une milice seigneuriale comme une autre, n’a cessé de grandir plus vite, jusqu’à ce qu’elle se soit annexé ou ait exterminé toutes les autres.

Eh bien ! ce qu’était notre situation militaire entre la première et la seconde de ces deux étapes, il me semble que notre situation industrielle, sinon agricole, l’est aujourd’hui. Parmi les grandes usines et les magasins qui sont les grands fiefs du temps présent, les chantiers de l’État, les marchés de l’État, ne commencent-ils pas à jouer le rôle de l’armée permanente sous Charles VII ou Louis XI ? L’État manufacturier, usinier, commerçant, a bien l’air encore d’être un industriel ou un négociant comme un autre. Mais prenons y garde, il est de force à étouffer un jour toute industrie et tout commerce, aussi bien que l’État instituteur a tué toute école sous son ombre de mancenillier, et de la même manière que l’État guerrier à fini par englober toutes les guerres et toutes les armées des particuliers dans ses grandes guerres à lui, et ses grandes armées.

Sera-ce un bien ? À divers points de vue, oui. Mais non sans d’énormes désavantages. En premier lieu, il y aura incontestablement une importante économie de frais. Dans les temps tout à fait barbares, chaque homme ne sort qu’armé, ; plus tard, le rempart de la cité, sorte d’armure collective, dispense habituellement les citoyens de porter chacun la sienne ; enfin les villes elles-mêmes trouvent leurs remparts gênants, et toutes celles du centre s’en dépouillent à la condition de s’abriter collectivement derrière un rempart national de villes frontières merveilleusement fortifiées. C’est, en partie, parce qu’on a trouvé à ces changements un avantage de commodité, que ce double progrès s’est accompli. — On devine l’analogie. Quand les étoffes, les meubles, les denrées contenus naguère dans mille boutiques, s’entassent dans un magasin qui les supplante, leur surveillance, leur vente, leur logement collectifs sont plus commodes et moins coûteux que ne l’étaient leur garde, leur débit, leur abri particuliers.

En second lieu, avantageux ou non, cet agrandissement centralisateur peut devenir obligatoire. Déjà M. Masseron est trop fondé à écrire : « Un meilleur arrangement dans le travail est désirable. La