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tre la monarchie française qui se forme par les empiétements successifs du seigneur de l’Île de France sur ses voisins, et la métallurgie française qui progresse par les agrandissements successifs d’un maître de forges ambitieux finissant par éteindre tous les autres fournaux dans un rayon sans cesse élargi, je vois analogie et parallélisme, non contraste et opposition.

La vérité est que l’homme aspire à régler consciemment et personnellement tout ce qu’il parvient à embrasser d’un clair regard dans les faits sociaux. À chaque ordre de faits jusque-là inaperçus que son esprit aperçoit enfin, il rêve d’appliquer un plan de réorganisation systématique, qu’il s’agisse de faits économiques ou politiques, n’importe. Les faits politiques et aussi bien les faits religieux, étant plus extérieurs et plus palpables, leur perception a été bien plus prompte, et, par suite, plus ancien le besoin de les coordonner. De Ia leur degré plus avancé d’organisation. Rien de mieux organisé dans une nation que l’administration, si ce n’est le clergé. Mais, à mesure que les faits économiques, plus intimes et plus obscurs, se laissent pénétrer eux-mêmes et saisir par une subtilité d’esprit mieux aiguisée, par une capacité d’esprit plus vaste, on se préoccupe irrésistiblement de les discipliner aussi. L’impossibilité démontrée par expérience de les régir et de les unifier davantage sans désastre sera la seule limite où s’arrêtera leur réglementation croissante. Dès que la statistique, par exemple, sera assez avancée pour nous renseigner journellement sur l’étendue exacte du besoin public, correspondant à chaque produit déterminé, on éprouvera le besoin d’obtenir d’emblée et directement par des commandes de l’État basées sur ces calculs cette proportion des produits et des besoins qui s’obtient aujourd’hui à tâtons, non sans des oscillations coûteuses et pénibles. Il faudra donc de nouveaux règlements. Non seulement il est très certain, comme le dit M. de Laveleye, citant M. Minghetti, socialiste de la chaire, « que toute grande période économique s’appuie sur un système juridique correspondant » et antérieur, notre prospérité industrielle, européenne et moderne, par exemple, du moins jusqu’ici, sur la liberté individuelle, la propriété quiritaire, le droit contractuel, l’hérédité et autres institutions juridiques de source romaine ; mais encore il est visible que tout progrès de l’industrie, toute branche nouvelle poussée à l’arbre de la production appelle une extension ou un remaniement de la législation. Les économistes orthodoxes ferment Les yeux au jour quand ils nient l’utilité et la nécessité de cette pénétration graduelle du droit dans l’intimité de la vie sociale. Ce besoin de légiférer sur tout ce qui offre prise à la loi, de transformer le plus possible en droits, facultés artificielles dont l’essence même est, par définition, de ne jamais se contredire, les intérêts, forces naturelles en conflits si fréquents, est un besoin socialiste peut-être, mais social au suprême degré.

On me dira : « nous ne nions pas que la grande culture et la grande industrie soient destinées à aller s’agrandissant encore, ni que cela soit