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revue générale. — sur le socialisme contemporain

le travail ? C’est très possible, et je ne vois nulle raison de le nier absolument. Par une inconséquence qui me surprend, M. Spencer, après avoir jugé vraisemblable et même désirable l’expropriation de la terre et sa régie collective, repousse la perspective et refuse d’admettre la possibilité d’une organisation générale de la production industrielle par l’État. Ceci pourtant souffre bien moins de difficultés que cela, car l’homme tient plus à son champ qu’à son usine. D’autre part ceci peut devenir plus nécessaire que cela. On conçoit fort bien que sans expropriation du sol et par de simples associations de propriétaires constitués en syndicats, les avantages indéniables, incalculables, de la culture en grand soient obtenus, conformément, par exemple, aux belles perspectives qu’ouvre le système du comptoir communal d’après M. Masseron. Mais, quant à la production industrielle en grand, il est évident qu’une association de petits industriels, conservant chacun son industrie propre (je ne dis pas de petits capitalistes conservant chacun son capital) ne saurait la constituer, et que ce progrès immense exigera en se poursuivant, comme il exige déjà à ses débuts, l’engloutissement volontaire ou forcé des ateliers nains dans l’atelier géant. L’inconséquence de l’illustre philosophe s’explique par son éternelle antithèse de l’industrialisme et du militarisme. Toute autorité, toute règle imposée vient, suivant lui, de la guerre et de l’organisation militaire ; toute liberté vient du travail et du régime industriel. Il lui paraît donc contradictoire d’admettre comme couronnement de celui-ci, une réglementation générale de l’industrie ; et il cite (p. 348 de la trad. franc. du dernier volume de sa Sociologie) le rêve socialiste de l’organisation du travail chez des Français, tels que Auguste Comte, et chez des Allemands, tels qué Karl Marx, comme un exemple de l’empire exercé sur les esprits les plus indépendants par les préjugés de leur milieu, ici par les préjugés d’un milieu militaire. Je ne sais, soit dit en passant, si par ses préférences tout anglaises pour l’économie politique orthodoxe, et par bien d’autres traits, peut-être même par ses vues sur la propriété où perce quelque mauvaise humeur contre l’aristocratie de sa patrie, accapareuse du sol, il ne prêterait pas lui-même le flanc à quelque reproche du même genre. Il prétend que la solidarité, la coopération qui unit entre eux les membres d’une société, s’opère nécessairement d’une façon consciente et coercitive, quand il s’agit de leur organisation militaire ou politique, mais se développe inconsciemment et sans nulle contrainte s’il s’agit de leurs rapports économiques. Or, en fait, le contraire s’est vu parfois. À l’époque féodale, où des fédérations spontanées précédaient et préparaient les grandes monarchies, on a vu l’organisation politique, si c’en était une, se présenter sous une forme que M. Spencer n’eût point manqué d’appeler inconsciente ; et, à l’inverse, c’est avec pleine conscience, sinon par force, c’est suivant des plans très personnels, que la grande industrie ou le grand commerce (le Creusot notamment et les magasins du Louvre) se développent aux dépens des échoppes et des boutiques. En-