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BROCHARD. — DE LA CROYANCE

pensée : le déterministe le plus résolu peut dire qu’affirmer c’est vouloir, mais nécessairement. On peut donc réserver ici la question du libre arbitre : il y a tout intérêt à étudier séparément deux problèmes si difficiles.

L’objection, qui se présente comme d’elle-même ; est celle-ci. Comment dire que juger, c’est vouloir ? Puis-je ne pas vouloir que deux et deux fassent quatre ? Le propre des vérités de ce genre n’est-il pas de s’imposer sans résistance possible ? N’y croit-on pas dès qu’on les comprend ? Je ne veux pas que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux droits : cela est, que je le veuille ou non.

Qu’il y ait là une véritable nécessité, mais seulement pour la pensée, c’est ce que personne ne conteste, et ce que nous avons reconnu tout à l’heure. Mais autre chose est la nécessité de penser ou de lier des idées ; autre chose, la nécessité de croire, c’est-à-dire de poser comme vraies absolument les synthèses que l’esprit ne peut rompre. À la rigueur, on peut comprendre une vérité géométrique, sans y croire. Polyénus grand mathématicien, dont parle Cicéron[1], s’étant rangé à l’avis d’Épicure, déclara que toute la géométrie était fausse : il ne l’avait pourtant pas oubliée. Les épicuriens, gens fort dogmatiques d’ailleurs, ne croyaient pas aux mathématiques : les sceptiques en doutaient. Seulement, comme nous n’avons d’ordinaire aucune raison de contester les vérités de cet ordre, nous y croyons en même temps que nous y pensons. Parce qu’il est spontané notre assentiment fait pour ainsi dire corps avec l’idée : et la nécessité de l’idée s’étend en quelque façon à l’assentiment qui l’accompagne. Mais c’est là une illusion psychologique. La croyance, ici même, est autre chose que la pensée ; c’est pour cette raison qu’elle peut survivre à la pensée, et que nous pouvons, comme disait Descartes, tenir encore certaines propositions pour vraies, après même que nous avons cessé d’y penser, c’est-à-dire d’en apercevoir clairement, et d’en sentir la nécessité.

Dire que croire, c’est vouloir, ce n’est pas dire qu’on croit ce qu’on veut. Personne, en effet, ne soutient que la croyance soit un acte de volonté arbitraire, et ne soit qu’un acte de volonté. Il faut des raisons à la croyance, comme il faut des motifs à la volonté. Croire pourtant, c’est vouloir, c’est-à-dire s’arrêter à une idée, se décider à l’affirmer, la choisir entre plusieurs, la fixer comme définitive, non seulement pour notre pensée actuelle, mais pour toujours et pour toute pensée. C’est assurément faire autre chose que de se la représenter.

  1. Acad., II, 33, 106.