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revue générale. — sur le socialisme contemporain

neté (par imitation encore), et de la saisir, le même masque n’a pu servir à dissimuler ce nouvel aspect d’un besoin fondamental, pourtant toujours le même, à savoir le besoin de s’étendre à l’exemple d’autrui, fût-ce aux dépens d’autrui. Le peuple, héritier du roi, s’est donc vu forcé, au risque de se contredire, de reprendre et de pousser à bout, pour son compte, le rêve royal de centralisation politique. Je veux dire pour le compte de ses représentants. Malgré le suffrage universel, en effet, il y a et il y aura toujours un groupe restreint de gouvernants de fait, dont les intérêts ne s’accorderont pas avec les intérêts, sinon avec les opinions inspirées par eux, de la masse des gouvernés. On aura beau faire élire les officiers d’un régiment par les soldats, ce ne seront jamais des soldats qu’on verra spontanément souhaiter avec ardeur l’extension et le resserrement de la discipline militaire. Les chefs seuls éprouveront, mais ils éprouveront inévitablement toujours, ce vœu ardent ; et, s’ils ne sont pas assez sûrs de leur réélection pour l’imposer de force, ils tâcheront de le propager par persuasion. De là surtout la marche en avant de tous les États dans la voie d’une réglementation chaque jour plus uniforme, plus profonde et plus étendue, ce qu’on a nommé avec raison le socialisme d’État.

Si l’on cherche, en France, par exemple, les sources du besoin d’égalité ou, pour mieux dire, de similitude, dont nous connaissons la signification parce qui précède, il faudra citer les écrivains qui se sont faits les organes des véritables aspirations populaires, Rousseau surtout, ainsi que force prédicateurs anonymes qui, pas plus que lui, n’ont jamais été au pouvoir. Mais, si l’on veut remonter aux origines du besoin de centralisation, il conviendra de nommer Louis XI, Henri IV, Richelieu, Colbert, Louis XIV, Napoléon, tout ce qu’il y a eu de grands ambitieux sur le trône ou auprès du trône. — Il y a là deux courants historiques bien distincts dont le socialisme contemporain est le confluent.

Mais ils ne parviennent pas à se confondre, et on les distingue aisément à leur couleur. Parmi les socialistes qui sont logiques jusqu’au bout, et qui, par suite, d’après la définition donnée, ne méritent pas à proprement parler le nom de socialistes, les uns, niveleurs libéraux ou niveleurs subversifs, tels qu’Owen, Bakounine ou Proudhon, sacrifient le pouvoir à l’égalité ; les autres, organisateurs autoritaires, tels que Saint-Simon, Fourier et A. Comte, fondent leurs systèmes sur la hiérarchie en tout et pour tout. La plupart, il est vrai, font de l’éclectisme sans le savoir et combinent éloquemment le oui et le non, tels que Louis Blanc, mais à doses inégales. Plus épris du rêve égalitaire, en général, les socialistes français font entendre la vraie voix du peuple. Les socialistes allemands, sciemment ou à leur insu, nous racontent dans leurs utopies des songes de despotes. Je ne m’étonne pas que M. de Bismarck soit socialiste en ce dernier sens, qu’il ait été l’ami de Lassalle, lui ait décerné à la tribune un éloge mérité, et que « maintenant encore, dit M. de Laveleye, il semble partager la foi du célèbre agita-