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revue générale. — sur le socialisme contemporain

occupe. Le socialisme est l’expression confuse de deux vœux contradictoires en partie, surtout suivant l’idée qu’on s’en fait d’ordinaire, et en tout cas différents d’origine, à savoir, répétons-le, le vœu d’égalisation parfaite et le vœu d’organisation sociale consommée. Toute organisation ne suppose-t-elle pas une hiérarchie, et n’est-il pas clair, en tous cas, que le maximum d’égalité, ajoutons le maximum de liberté, ne saurait être atteint en même temps que le maximum du pouvoir de l’État ? Aussi n’est-il pas vrai que ces deux désirs émanent simultanément des mêmes classes. Le progrès de l’égalité est voulu par les masses populaires ; le progrès de l’autorité par les gouvernants, quels qu’ils soient. Quand le besoin de ce dernier grâce à la presse, se propage dans le peuple, c’est que le peuple est roi, et le besoin du premier diminue d’autant… Séparons donc nettement deux éléments si distincts.

Parlons du premier d’abord. — Rêver la suppression de la propriété, comme les communistes, la suppression de la richesse et du luxe, comme les socialistes anciens, la suppression du capital, comme Karl Marx, la suppression de la souveraineté politique, comme Proudhon l’anarchiste, et rêver tout cela pour complaire aux appétits démocratiques, c’est étrangement méconnaître ceux-ci. L’envie, ou, si l’on veut, l’émulation démocratique, le besoin d’imitation du luxe, du pouvoir, de la propriété d’autrui, éprouvé par la foule, est la passion qu’il s’agit de satisfaire, et qui, du reste, se satisfait de plus en plus depuis plusieurs siècles déjà dans notre monde moderne, comme jadis en Grèce et ailleurs. Mais ici une distinction nécessaire se présente, Quand l’émulation en question a pour objet des articles industriels susceptibles de se multiplier indéfiniment par l’emploi de procédés de moins en moins coûteux, il suffit d’inventer de nouvelles machines pour l’apaiser, je veux dire pour le développer en surface, ce qui s’appelle le satisfaire. On voit ainsi qu’après avoir beaucoup crié contre les trois ou quatre chemises d’une reine, le peuple finit par en acheter des douzaines de plus belles, et il faut lire dans l’Histoire du luxe de M. Baudrillart par exemple, avec quelle rapidité, dans le passé même, à diverses reprises séculaires entrecoupées de longs arrêts ou de longues rétrogradations, en un mot à chaque éclaircie de prospérité entre deux désastres, les vêtements de soie, les meubles élégants, les appartements commodes, toutes les formes connues du luxe de quelques princes, puis de quelques centaines de grands seigneurs et d’un grand nombre de petits seigneurs, sont devenus d’un usage vulgaire. Sous Henri II, une loi somptuaire, entre autres, interdit à tous paysans, gens de labour et valets, s’ils ne sont aux princes, de porter pour-poincts de soye ne chausses bondées, ne bouffées de soye. Tels sont les besoins d’élégance des laboureurs eux-mêmes à la veille des guerres de religion qui vont les écraser. — De même pour le capital. Par le moyen de l’épargne sous ses mille formes, le capital va se vulgarisant de plus en plus, sans rencontrer le moindre obstacle.