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politique intense sera commune aux ouvriers et aux patrons, comme la foi religieuse l’était à tous les membres des corporations de l’ancien régime, ou ils seront divisés entre eux à cet égard. Dans ce second cas, aussi réunis qu’ils puissent être par l’intérêt, ces sociétés seront peu viables et encore moins prolifiques. Dans le premier cas, elles deviendront des forces politiques redoutables.

Voilà le danger sur lequel un publiciste, voire même un ministre, longuement cité par M. Masseron, n’a pas le droit de s’aveugler. Encore ne faudrait-il pas trop s’alarmer, car, après tout, la comparaison que je viens de faire ci-dessus est assez rassurante. Le socialisme, sous sa forme contemporaine, est en somme une maladie bien plus localisée, bien moins envahissante que ne l’était jadis le communisme monastique et notamment franciscain. Et, certes, le milieu chrétien était pour ce germe-là tout autrement favorable que ne l’est la civilisation moderne pour l’idée nihiliste ou collectiviste. Pourtant le monachisme est loin d’avoir jamais été tout le christianisme. Il règne d’ailleurs dans l’ouvrage de M. Masseron comme dans celui de M. de Laveleye un louable et généreux sentiment de sympathie pour le sort des classes souffrantes. Je me permettrai seulement de remarquer que, en général, c’est à partir du jour où l’ouvrier s’est fait craindre, qu’il s’est fait plaindre. On s’apitoie beaucoup moins sur le paysan, parce qu’il est beaucoup moins redoutable. Je ferai observer aussi que la souffrance du premier pourrait bien être, jusqu’à un certain point, en raison inverse de son malheur, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit moins réelle pour cela. L’espérance de devenir seigneur était fermée aux serfs du xiie siècle encore plus que l’espérance de devenir millionnaire n’est interdite à la plupart des ouvriers de notre temps. Mais les premiers n’espéraient pas, les seconds désespèrent ; la différence est grande. « Le mot de Lassalle, dit M. de Laveleye, était profondément vrai (en 1863) : tandis que l’ouvrier anglais et l’ouvrier français ne rêvaient que réformes, il fallait d’abord démontrer à l’ouvrier allemand qu’il était malheureux, » précisément parce qu’il était le plus misérable des trois. On ne manquera pas de dire : Le beau service que les socialistes ont rendu à l’ouvrier en lui donnant conscience de son malheur ! Toutefois, ce n’est peut-être pas la première fois que la douleur aura été délivrante ; et le non espoir indolent de l’ouvrier, devenu désespoir grâce au bien-être relatif, ne rappelle-t-il pas aux philosophes l’ignorance inconsciente, l’ignorance ignorée, de l’illettré, devenue, grâce à la science relative, l’ignorance sentie du savant, sans laquelle les sciences n’avanceraient pas ? Beaucoup de maux doivent sortir de là ; mais, après tout, l’envie haineuse des prolétaires ébranle encore moins d’institutions que la curiosité impie des philosophes n’en a renversé !

III

Mais entrons enfin, pour conclure, au cœur de la question qui nous