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le succès du socialisme de notre temps. Je ne vois pas en quoi cette cause a pu envenimer, comme il nous l’assure, l’antagonisme des classes. Il me semble que la substitution du capital à la propriété territoriale, comme point de mire de l’ambition de tous, est avantageuse aux travailleurs qui peuvent bien plus aisément se faire un petit capital qu’ils ne pouvaient jadis acquérir un domaine. — Le travail, dit cet écrivain, était une propriété au temps des corporations, il est devenu une marchandise. Le beau malheur ! En d’autres termes il s’est mobilisé et affranchi. — Non, pas plus ici que dans le monde organique, le changement survenu dans les conditions d’existence n’est une explication suffisante des nouveaux types apparus. Le socialisme est éclos d’idées nouvelles que les générations récentes se sont faites de leurs droits et qu’elles ont puisées dans les enseignements de théoriciens, échos eux-mêmes les uns des autres. — Il est certain, je l’avoue, qu’au moyen âge la lutte haineuse des ouvriers contre les patrons n’avait pas lieu de se produire dans ces petits ateliers où le maître et ses deux ou trois apprentis menaient une vie commune, appartenaient au même milieu social, et qu’à présent la grande industrie creuse un abîme sans cesse élargi entre l’existence luxueuse de l’entrepreneur et la vie misérable de ses employés. Mais, les paysans du moyen âge étaient-ils moins séparés de leur seigneur à ce même point de vue, que les ouvriers modernes le sont de leurs chefs d’industrie ? Si les idées d’égalité et de félicité terrestres ne se sont point propagées parmi les premiers comme parmi les seconds, c’est qu’elles étaient neutralisées par les espérances posthumes et célestes qu’elles auraient dans une certaine mesure contredites implicitement. D’ailleurs le précepte chrétien de la charité et l’esprit général du christianisme ont certainement provoqué l’éclosion des idées égalitaires, et nous devons maintenant louer M. de Laveleye de signaler cette influence. « N’est-il pas étrange que le socialisme se développe précisément dans les pays chrétiens ? » Dans ses intéressants chapitres sur les socialistes conservateurs, sur les socialistes évangéliques, sur les socialistes catholiques, il nous montre non sans une évidente sympathie, la vitalité, la puissance numérique extraordinaire, et grandissante à chaque élection en Allemagne, du socialisme religieux qui, allié au socialisme démocratique pour résister au Kulturkampf, est parvenu à faire reculer le Chancelier de fer. Si, entre parenthèses, le clergé français s’avisait quelque jour, poussé à bout, de prêcher dans nos campagnes quelque évangile nouveau dans le goût du chanoine Döllinger ou de Mgr Von Ketteler, sinon de M. de Mun, la situation pourrait devenir grave. On a vu des choses plus invraisemblables.

L’activité de l’homme est à la merci de son idéal, et, pour s’expliquer ce qu’il désire, il faut demander ce qu’il croit. Qui le sait mieux que M. de Laveleye ? L’illusion de tous les communistes de nos jours, phalanstériens ou autres, est de se persuader que, pour former et maintenir des communautés étroites, il suffit de mettre les intérêts d’ac-