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revue générale. — sur le socialisme contemporain

Cependant… de même que la liberté primitive de l’individu, qui existait avant que la guerre instituât les règles coercitives et l’esclavage individuel, se trouve restaurée à mesure que le militarisme décroît ; de même on peut croire que la propriété primitive du sol par la société, que le développement des institutions coercitives a fait passer en grande partie ou en totalité à l’état de propriété privée, se rétablira avec un nouveau développement de l’industrialisme… Peut-être arrivera-t-il que le droit de la société sur la terre sera reconnu ouvertement et mis en pratique après payement intégral de la valeur artificiellement ajoutée au sol. » Peut-être n’est pas l’expression favorite de M. Spencer, et il faut le louer ici de n’être pas trop affirmatif. Mais il n’en est pas moins frappant de voir ce grand esprit, nourri du libéralisme économique le plus orthodoxe ou si l’on veut le plus britannique, émettre tout naturellement, en suivant la pente de son évolution à lui, des vues que Proudhon eût pu signer. Car rien n’y manque pour cela, pas même la triade hégélienne : thèse (propriété indivise des temps primitifs), antithèse (propriété individuelle d’à présent) et synthèse (propriété collective de l’avenir).

Quoi qu’il en soit de la justesse de ce pronostic, on voit par ce qui précède que la Révolution française, en hâtant le triomphe du socialisme relatif, de la centralisation niveleuse, a contribué à reculer en France l’avènement du socialisme absolu, du communisme, à peu près comme la réforme, par le libre examen partiel qu’elle a fondé, a préservé dans une certaine mesure les pays protestants de ce libre examen complet qu’on appelle aujourd’hui la libre pensée. Le poison à petites doses, ici et là, à servi d’antidote momentané. Les faits le montrent avec évidence : de même que les pays protestants sont encore les moins atteints par la propagande anti-religieuse, celui de tous les pays latins qui est le moins agité par la question agraire, et même par celle du capital, c’est notre patrie. Si la Suède et les autres États scandinaves le sont moins encore, c’est qu’ils ont eu la bonne fortune de pouvoir arriver sans trouble à la diffusion démocratique de la propriété, « le seul préservatif efficace contre le socialisme révolutionnaire, » dit M. de Laveleye qui, on le voit, a fait du chemin depuis son livre sur les formes primitives de la propriété[1] Heureux peuples, admirablement administrés,

  1. « Dans les États scandinaves, ajoute-t-il, l’Internationale s’est répandue d’autant moins que le régime agraire était plus démocratique, c’est-à-dire pas du tout en Norwège, peu en Suède et davantage en Danemark. » D’autre part, a l’exemple de la Suisse et de la Belgique prouve que rien n’est plus efficace que la liberté pour atténuer les dangers du socialisme. C’est dans ces deux pays que l’Internationale à tenu ses congrès. Rien n’y a entravé sa propagande… » En Belgique, notamment « dans ces dernières années, le socialisme ne paraît pas avoir gagné de terrain. Cependant la Belgique représente des conditions exceptionnellement favorables à son développement. Le nombre des ouvriers est très considérable, et, la population étant la plus dense de l’Europe, le salaire est moins élevé que dans les autres pays occidentaux. » Par malheur, même pour les petits États neutres tels que la Belgique elle-