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en semant partout de nouveaux goûts de luxe propagés de couche en couche et de ville en village, ont créé le capital, rival du fief, et limité, refoulé la puissance fixe de celui-ci par la puissance grandissante de celui-là ; il faut les chercher aussi parmi tous ces grands créateurs de systèmes philosophiques qui, en contredisant les dogmes et en offrant aux adversaires des dogmes un point d’appui relativement solide, minaient le seul obstacle sérieux au déchaînement des convoitises alimentées par le progrès de l’industrie ; et enfin parmi ces heureux guerriers, ces ministres illustres qui, de Philippe-le-Bel à Louis XIV, ont exécuté les manœuvres militaires ou édicté les mesures législatives les plus propres à rendre effective, compréhensive et pénétrante, la souveraineté nominale du chef de l’État.

Il faut cependant regarder la question par une autre face et reconnaître à la thèse de M. Janet sa part de vérité. Supposons que la Révolution n’ait pas eu lieu. La propriété, avons-nous dit, n’eût pas laissé d’aller s’émiettant, malgré tout, et s’émancipant, mais probablement, comme le prouve l’exemple de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Allemagne, avec beaucoup trop de lenteur pour donner satisfaction suffisante au besoin généralisé de propriété et surtout d’égalité. Le clergé, la noblesse même, auraient gardé de leurs latifundia des lambeaux immenses exposés aux regards de tous. En même temps, grâce à cette lenteur, le droit de propriété, avons-nous dit, se fût trouvé consolidé sans nul affaiblissement compensateur. Mais d’autre part, ni le nivellement démocratique ni la centralisation autoritaire n’auraient cessé de faire des progrès. Un moment serait donc fatalement survenu pour nous, comme il va survenir pour nos voisins d’outre-Manche, où le respect enraciné de la propriété encore inviolée se serait dressé comme un écueil contre l’appétit populaire de richesse égale, partagé par les détenteurs du pouvoir. Croit-on que le respect eût tenu indéfiniment l’appétit et le pouvoir en échec ? Non, le choc ajourné n’eût été que plus terrible, et le résultat se devine : une expropriation plus générale peut-être, sinon plus brutale, que toutes les sécularisations et confiscations révolutionnaires. Qui sait si ce n’est pas là le sort qui attend l’aristocratie terrienne de la conservatrice Angleterre ? Un de ses plus grands penseurs, et qu’on n’accusera pas de penchant habituel pour les utopies socialistes, semble s’inspirer inconsciemment de l’état social de sa patrie, et entrevoir quelque chose de son avenir, quand, dans un très remarquable chapitre des principes de sociologie sur la propriété (3e volume), il conjecture les phases futures de la propriété territoriale sous l’action prolongée de l’industrialisme moderne. Ce n’est pas sans surprise que j’ai lu sous sa plume les lignes suivantes, très bonnes à méditer, qu’on pourrait croire extraites du livre récent de son compatriote Alfred Russel Wallace sur la nationalisation du sol ou de l’ouvrage de l’américain Georges : « À première vue, il semble qu’on puisse conclure que la propriété à titre absolu du sol par des personnes privées doive être l’état définitif que l’industrialisme est destiné à réaliser.