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qu’on appellera par exemple synthèse mentale. Les logiciens n’ont pas toujours observé cette distinction pourtant si nécessaire.

Mais le jugement ainsi défini, doit-il vraiment être appelé un acte intellectuel ? Si les mots ont un sens précis, il faut dire que penser, c’est avoir présentes à l’esprit certaines idées ou encore unir des idées ou des sensations par un rapport déterminé. Mais le jugement, si on entend seulement par là l’acte d’affirmer, n’est ni unie idée, ni un rapport : il n’ajoute pas une idée au contenu de l’idée sur laquelle il porté, car autrement cette idée ne serait plus exactement celle de la chose que l’esprit se représente. Avant comme après l’affirmation, l’idée reste exactement ce qu’elle était. Il y a quelque chose de nouveau pourtant ; mais ce qui est survenu n’est pas un élément de représentation ou de pensée proprement dite : c’est un acte d’un tout autre ordre, qui dans la conscience donne à l’idée, objet de l’affirmation, une position, une forme nouvelle. Cet acte n’étant pas d’ordre intellectuel, on ne peut mieux le désigner qu’en l’appelant acte de volonté. Juger ou affirmer, c’est faire en sorte que l’idée à laquelle on adhère soit, non pas certes vraie en soi, mais vraie pour celui qui y croit (ce qui est la seule manière pour elle d’être, à l’égard d’une conscience donnée, vraie en soi) ; c’est lui conférer, par un acte sui generis, une sorte de réalité, qui est le seul équivalent possible de la réalité véritable.

Mais déclarer que juger ou croire c’est vouloir, n’est-ce pas faire au sens commun et au langage une véritable violence ? Cette proposition a le privilège d’étonner nos contemporains, et d’en indigner quelques-uns. Elle n’est pourtant pas nouvelle. Les stoïciens, qui étaient, comme on sait, fort bons logiciens, l’ont formulée les premiers ; et tous les philosophes grecs postérieurs à Aristote, si prompts à la dispute, ne paraissent avoir soulevé aucune difficulté sur ce point. Parmi les modernes, Descartes, Malebranche, Spinoza sont du même avis. Ces autorités devraient donner à réfléchir.

Pour simplifier, commençons par écarter une question, à la vérité fort étroitement liée à celle que nous examinons, distincte pourtant, celle de la liberté. Sans être partisan du libre arbitre, on peut soutenir que l’affirmation est acte de volonté : les stoïciens et Spinoza en sont la preuve. Même en supposant que l’entendement et la volonté ne soient que les deux aspects d’une même chose, on peut dire avec Spinoza[1] que l’affirmation est l’aspect volontaire de la

  1. Eth. II, pr. XLVIII. — Singularis volitio et idea unum et idem sunt (pr. XLIX coroll.)