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revue générale. — sur le socialisme contemporain

être, chez nous comme ailleurs, exécutée sans bouleversement ; bien mieux, elle se serait à coup sûr accomplie d’elle-même, par la simple continuation du mouvement séculaire qui affranchissait de plus en plus et morcelait le sol. Par suite, on ne saurait mettre au compte de la Révolution, comme son œuvre propre, que l’ébranlement du droit de propriété par la manière violente dont elle l’a répandu et délivré, et non la consolidation contraire et simultanée du droit de propriété, effet prolongé du travail des siècles.

Est-ce à dire que le germe du socialisme nous ait été apporté par la Révolution ? Non, il était depuis longtemps planté en terre française et européenne. À l’inverse de M. Janet, qui juge la révolution un fait inévitable et le socialisme un fléau accidentel, je suis plutôt porté à penser que la Révolution était un accident plus ou moins facile ou difficile à éviter, et que le socialisme, du moins le socialisme d’État, c’est-à-dire pratique, était une nécessité presque inéluctable. — À notre point de vue, d’ailleurs, cette distinction de l’accidentel et du nécessaire en histoire exprime simplement le plus ou moins d’improbabilité ou de probabilité d’un fait futur, à raison de la masse plus ou moins grande de foi et de désir, de préjugés et de passions, qui pousse à son accomplissement, et, par conséquent, de la quantité plus ou moins grande de forces semblables qu’il faudrait susciter pour l’empêcher de s’accomplir. De l’accidentel au nécessaire on passe à travers mille degrés.

Mais, si la Révolution n’a pas engendré le socialisme, elle a singulièrement aidé sa croissance et conduit à son triomphe par deux grandes voies convergentes. Qu’est-ce en effet que le socialisme ? Notre auteur répond très bien : « La conception d’un ordre nouveau (le texte ajoute à tort : et purement chimérique) de distribution des richesses, qui les mettrait à la portée de tous par l’autorité de la loi ; » en d’autres termes, la satisfaction donnée au besoin, devenu irrésistible, d’égalité, par l’État devenu tout puissant. Tout ce qui tend, donc, à accroître à la fois le besoin d’égalité des richesses et le pouvoir de l’État mène au socialisme. Or, d’abord en établissant l’égalité des droits, le mouvement révolutionnaire rendait plus insupportable et plus injustifiable l’inégalité des biens, la seule subsistante, et démasquait, développait le besoin d’égalité des biens, provoqué à entrer en lice ; puis, en consommant l’œuvre centralisatrice de la royauté, il creusait un abîme plus béant que jamais entre l’omnipotence accrue de l État et l’annihilation définitive de l’individu nivelé et désagrégé. Par là, pour la première fois, devenait possible la conception, jusqu’alors délirante, dont parle M. Janet. Et c’est par ces deux motifs principaux, sans y joindre même les lois de maximum ou les mesures de confiscation générale, reproduction grossissante et malheureuse de l’ancien régime, que les socialistes contemporains sont fondés à se dire les héritiers des grands ancêtres. Mais à vrai dire leurs aïeux sont plus anciens : il faut les chercher parmi tous ces inventeurs de nouvelles industries qui