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ne le serait point qu’une révolution, vraiment sociale et socialiste, celle-là, n’a pas pris naissance. Le propre des révolutions est d’en engendrer d’autres qui les imitent, précisément en ne leur ressemblant pas plus qu’elles n’ont ressemblé au passé. Mais on ne saurait même concéder sans restriction le premier point. J’accorde toutefois au savant professeur que l’abolition des droits féodaux a été loin d’être une atteinte au droit de propriété. Cette mesure, comme il le dit fort bien, « n’a été après tout que le dernier acte d’une révolution qui durait depuis des siècles et qui tendait toujours à faire passer la propriété du seigneur au vassal. Le premier acte avait été l’hérédité des bénéfices consacrée par les traités d’Andelot et de Quercy… Or, le même droit qui avait fait passer les terres de la condition viagère à l’état de propriété héréditaire pouvait évidemment transformer le fief en alleu, et c’est ce qu’a fait la Révolution. » Elle a donc délivré la propriété, surtout celle du paysan ; d’autres ont même prétendu qu’elle l’avait créée. M. Janet est de trop bonne foi pour tomber dans cette exagération. « L’opinion vulgaire, observe-t-il, consiste à se représenter tous les citoyens avant 89 comme des serfs qui seraient devenus tout à coup des hommes libres et des propriétaires. Rien de semblable. Si les Français eussent été des serfs en 1789, ils n’auraient pas fait de révolution. Il n’y a pas d’exemple dans le monde de révolutions opérées par des serfs ; c’est parce que les paysans étaient devenus propriétaires de fait qu’ils ne pouvaient plus supporter de maîtres. »

Non seulement la Révolution a affranchi la propriété, mais elle l’a multipliée en quelque sorte en la morcelant, par la vente des biens nationaux. J’accorde encore cela. Par malheur, cet affranchissement et ce morcellement qui, opérés d’eux mêmes et avec la lenteur des voies ordinaires, auraient grandement consolidé le principe de la propriété individuelle, l’ont au moins autant ébranlé qu’affermi, On ne donne point impunément l’exemple historique de la confiscation en grand. Un jour ou l’autre, tout est copié en histoire, — Dira-t-on que la rupture des derniers liens féodaux de la terre et de l’homme exigeait nécessairement l’emploi des moyens violents ? Mais deux grands exemples, cités par M. Janet, prouvent le contraire. « L’abolition du servage en Russie, dit-il, est le modèle d’une grande révolution sociale accomplie sans désordre ; mais il y avait là une autorité solidement établie et unanimement acceptée. De même en France le gouvernement de Louis XIV (si les idées du temps l’eussent permis ou exigé) eût été seul capable de mener à bout une aussi vaste liquidation que celle de la propriété féodale ; et, si cette opération a eu lieu en Angleterre de nos jours, c’est encore par la même raison : c’est qu’il y avait de fortes institutions et un régime légal bien établi. » Est-il pourtant si certain qu’à la veille même de 89, la puissance dès Bourbons eût dans le sol national des racines moins profondes et moins vigoureuses que celle des monarchies anglaise ou russe à l’époque actuelle ? Donc, l’œuvre de libération du territoire (au sens démocratique du mot) pouvait