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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

1o Le sentiment général du corps est complètement changé. L’état nouveau sert de base à une nouvelle vie psychique (nouvelle manière de sentir, de percevoir, de penser d’où résulte une nouvelle mémoire). Il ne reste de l’ancien moi que les processus complètement organisés (marche, langage, travail manuel, etc.), activités purement automatiques, presque inconscientes, qui sont comme des esclaves prêts à servir tous les maîtres. Encore faut-il remarquer que dans la réalité ce type présente des exceptions. Tantôt une partie des acquisitions automatiques n’entre pas dans le nouveau moi. Tantôt, de loin en loin, quelques vestiges de l’ancienne personnalité se ravivent et viennent jeter dans la nouvelle une indécision passagère. A prendre les choses en gros et en négligeant les petites déviations, on peut dire que nous avons ici une aliénation de la personnalité, l’ancienne étant devenue pour la nouvelle aliena, étrangère, en sorte que l’individu ignore sa première vie, ou, quand on la lui rappelle, la contemple objectivement, comme séparée de lui. On en trouve un excellent exemple dans cette femme de la Salpêtrière qui depuis l’âge de quarante-huit ans ne se désignait plus que par le terme « la personne de moi-même ». Elle donnait sur sa personnalité antérieure quelques renseignements assez exacts, mais en les attribuant à une autre : « La personne de moi-même ne connaît pas celle qui est née en 1779 » (sa première personnalité)[1]. Le cas du père Lambert appartient aussi à ce type. Hack Tuke cite le cas d’un malade « qui fut pendant plusieurs années à l’hospice de Bethlem : il avait perdu son moi, c’est-à-dire le moi qui lui était familier et avait pris l’habitude de se chercher lui-même sous le lit[2] ».

2o Le deuxième type a pour caractère fondamental l’alternance de deux personnalités, et c’est surtout à lui qu’on devrait réserver la dénomination courante de double conscience. Nous avons indiqué qu’entre le premier type et celui-ci on trouverait des formes de transition ; mais en ce moment ce qui est tranché et net nous importe seul. La cause physique de cette alternance est bien obscure, on peut dire inconnue. À l’époque où la deuxième personnalité apparaît pour la première fois, ce cas ne diffère en rien de ceux du premier genre : la différence commence avec la réapparition de la personnalité première. Il est difficile de résister à l’hypothèse que, chez ces sujets d’ordinaire hystériques, c’est-à-dire instables par excellence, parmi des variations secondaires, il y a, dans la vie physique, deux habitus distincts qui servent chacun de base à une organisation psychique. On l’accordera encore plus facilement si l’on remarque

  1. Voir l’observation entière dans Leuret, Frag. psychol., pp. 121-194.
  2. The Journal of mental science, april 1883.