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des états de conscience entre eux laisse donc entrevoir son origine. La première sensation (en supposant qu’il y en ait une à l’état isolé) ne survient pas comme un aérolithe dans un désert ; elle se se trouve liée à d’autres dès en entrant, — aux états qui constituent le sens du corps et qui ne sont que l’expression psychique de l’organisme. Traduit en termes physiologiques, cela veut dire que les modifications du système nerveux représentant matériellement les sensations et les désirs qui s’ensuivent (premiers éléments de la haute vie psychique) s’ajoutent à des modifications antérieures, représentants matériels des sensations vitales et organiques ; que des rapports s’établissent par là même entre ces éléments nerveux ; en sorte que, dès l’origine, l’unité complexe du moi a ses conditions d’existence et qu’elle les trouve dans cette conscience générale de l’organisme si oubliée et qui pourtant sert de support à tout le reste. En fin de compte, c’est donc sur l’unité de l’organisme que tout repose : et quand la vie psychique, sortie elle aussi de la période embryonnaire, est formée, l’esprit peut être comparé à une riche tapisserie où la trame a complètement disparu, ici sous un dessin assez mince, ailleurs sous une épaisse broderie en haut relief ; le psychologue d’observation intérieure ne voit que les dessins et la broderie et il se perd en conjectures pour deviner ce qu’il y a dessous ; s’il consentait à changer de position ou à regarder à l’envers, il s’éviterait bien des inductions inutiles et il en saurait plus long.

On pourrait reprendre la même thèse sous la forme d’une critique de Hume. Le moi n’est pas, comme il le disait, un simple faisceau de perceptions. Sans faire intervenir la physiologie, pour nous en tenir à la simple analyse idéologique, il y a là un oubli grave : celui des rapports entre les états primitifs. Le rapport est un élément d’une nature vague, d’une détermination difficile, puisqu’il n’existe pas par lui-même. Il est cependant quelque chose de plus et d’autre que les deux états qui le limitent. On trouvera dans les Principes de psychologie de Herbert Spencer une étude pénétrante et trop peu remarquée sur ces éléments de la vie psychique avec des hypothèses sur leurs conditions matérielles. Tout récemment, M. W. James a repris la question[1] : il compare le cours de notre conscience avec son flux inégal à la démarche d’un oiseau qui successivement vole et se perche. Les lieux de repos sont occupés par des sensations et images relativement stables ; les lieux parcourus par le vol sont re-présentés par des pensées de rapports entre les points de repos :

  1. Herbert Spencer, Principes de psychologie, t.  I, § 65. — W. James, dans Mind, janvier, 1884, p. 1 et suiv. — Huxley, Hume, trad. Compayré, p. 92.