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BROCHARD. — DE LA CROYANCE

n’est arrêter la pensée, suspendre l’attention ? Réfléchir, c’est passer par une succession de jugements qui tous, au moment où ils sont présents à la conscience, sont l’objet de notre croyance. Plus Ia réflexion est intense, plus la série est longue. Qui nous oblige donc à ne plus réfléchir ? l’intelligence ne s’arrête pas d’elle-même. Une fois qu’elle a reçu l’impulsion, elle poursuit sa route ; elle roule toujours infatigable, son rocher, sans jamais le fixer au sommet ; elle fait dérouler, devant les yeux de ceux qui marchent à sa suite, les possibles en nombre indéfini, mais elle ne mesure pas la réalité. La volonté lui impose un arrêt, en lui fixant un but. J’ai pris, par exemple, la résolution de réfléchir sur le problème de la liberté. Mais ce problème ne me laisse pas indifférent. Je désire ou ne désire pas être libre. Suivant l’un ou l’autre de ces désirs, je porte mon attention de préférence sur l’une des deux alternatives possibles : la liberté ou le déterminisme, c’est-à-dire je cherche, je veux des arguments en faveur de l’une ou de l’autre ; car je ne les chercherais pas si je ne les voulais pas. C’est donc un but que la volonté s’impose à elle-même ; et lorsqu’elle l’a atteint, c’est-à-dire lorsque elle s’est donné à elle-même des motifs d’affirmer la théorie qui est le but de ses efforts, elle se repose dans la certitude, elle croit. C’est donc à cause du but atteint que dans certains cas la réflexion s’arrête. Autrement elle ne trouverait pas de limites : par conséquent elle n’aboutirait à aucune affirmation. Le scepticisme est une preuve vivante du fait que nous avançons : le sceptique en effet, est une intelligence toujours en mouvement, une attention toujours tendue, qui demande à la pensée elle-même une décision qu’elle ne saurait lui donner. Il ne s’attache à aucune théorie, parce qu’il ne sait pas vouloir. Il délibère toujours parce qu’il est incapable d’arrêter sa pensée par un acte de libre arbitre : il ne la domine pas ; il se laisse dominer par elle. La multitude des opinions qui se présentent à lui, l’écrase, il n’a pas le courage d’en faire une sienne. Cette indécision que nous remarquons en lui serait-elle possible, si les idées avaient la vertu de s’imposer par elles-mêmes ? »

À un point de vue purement logique, il suffit d’un peu d’attention pour voir que penser ou se représenter une chose, et la poser comme réelle, sont deux actes distincts ; car l’un peut avoir lieu sans l’autre. Si on les regarde tous deux comme de nature intellectuelle, encore faut-il bien distinguer ces deux fonctions de l’intelligence. Il faudra un nom particulier pour la seconde. Ce sera, si l’on veut, le mot jugement ; mais dès lors, on devra s’interdire rigoureusement l’emploi de ce terme pour désigner l’opération toute mentale qui consiste à établir des rapports entre des représentations, et