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dont toute altération, même courte et partielle, est immédiatement sentie. Pour une bonne part encore, il est composé d’un ensemble de sensations, images, idées, représentant le milieu habituel où il vit et se meut, avec les souvenirs qui s’y rattachent. Tout cela représente des états organisés, solidement liés entre eux, se suscitant les uns les autres, formant corps. Nous constatons actuellement le fait, sans chercher la cause. Tout ce qui est nouveau, inusité, changement dans l’état du corps ou de son milieu, est sans hésitation adopté, classé par un acte instinctif, comme faisant partie de la personnalité ou comme lui étant étrangère. Ce n’est pas par un jugement net et explicite que cette opération se fait à chaque instant, mais par une logique inconsciente bien plus profonde que l’autre. S’il fallait caractériser d’un mot cette forme naturelle, spontanée, réelle de la personnalité, je l’appellerais une habitude, et elle ne peut être autre chose n’étant, comme nous le soutenons, que l’expression d’un organisme. Si le lecteur, au lieu de s’observer lui-même, veut bien procéder objectivement, c’est-à-dire observer et interpréter à l’aide des données de sa conscience l’état de ceux qui n’ont jamais réfléchi sur leur personnalité (et c’est l’immense majorité du genre humain)il verra que la thèse précédente est exacte et que la personnalité réelle s’affirme non par la réflexion, mais par les actes.

Voyons maintenant la personnalité factice ou artificielle. Lorsque le psychologue par l’observation intérieure, essaie, comme il dit, de se saisir lui-même, il tente l’impossible. Au moment où il se met à la tâche, ou bien il s’en tient au présent, ce qui ne l’avance guère ; ou bien, étendant sa réflexion vers le passé, il s’affirme le même qu’il y a un an, dix ans ; il ne fait qu’exprimer savamment et laborieusement ce qu’un paysan sait aussi bien que lui. Avec l’observation intérieure, il peut saisir que des phénomènes fugitifs, et je ne sache pas qu’on ait rien répondu à ces remarques si justes de Hume : « Pour ma part, lorsque j’entre au plus intime de ce que j’appelle moi, je me heurte toujours à telle ou telle perception[1] particulière de froid, de chaud, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de plaisir ou de peine je ne surprends jamais mon moi dépouillé de toute perception ; je n’observe jamais rien que la perception… Si quelqu’un après une réflexion sérieuse et exempte de préjugés croit avoir une autre idée de lui-même, j’avoue que je ne puis discuter plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder c’est que peut-être il a raison aussi bien que moi et que sur ce point nos natures

  1. Dans la langue de Hume, « perception » répond à peu près à ce que nous appelons aujourd’hui état de conscience.