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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité


V

Bien que nous n’ayons pas encore étudié les anomalies de la personnalité sous toutes leurs formes, il ne sera pas déplacé d’essayer dès à présent quelques conclusions, au moins partielles et provisoires, qui diminuent l’obscurité du sujet. Je m’en tiendrai d’ailleurs à un seul point, — à ces cas de fausse personnalité, réductibles à une idée fixe, à une idée maîtresse vers laquelle converge tout le groupe des idées concordantes, les autres étant éliminées et comme anéanties. Tels sont ceux qui se croient Dieu, pape, empereur, parlent et agissent en conséquence. L’étude des conditions intellectuelles de la personnalité nous en réserve beaucoup d’exemples (les hypnotisés à qui l’on impose un personnage ou un rôle) : ceux que nous connaissons déjà suffisent pour nous demander ce qu’ils apprennent.

À première vue, ces cas sont assez simples quant au mécanisme de leur formation. L’origine première est obscure : pourquoi telle conception s’est-elle produite et non telle autre ? Le plus souvent, on n’en sait rien ; mais, une fois née, la conception morbide grandit et s’achève par l’automatisme pur et simple de l’association. Aussi mon intention n’est pas d’insister sur ce point, mais de faire voir que ces cas pathologiques nous expliquent une illusion dans laquelle la psychologie fondée sur la seule observation intérieure est presque toujours tombée et qui peut se résumer ainsi : substituer au moi réel un moi factice, beaucoup plus simple.

Pour saisir la personnalité réelle, concrète et non une abstraction qui prend sa place, il ne s’agit pas de se renfermer dans sa conscience, les yeux clos, et de l’interroger obstinément ; il faut au contraire ouvrir les yeux et observer. L’enfant, le paysan, l’ouvrier, les millions de gens qui courent les rues ou les champs, qui n’ont jamais entendu parler de Fichte ni de Maine de Biran, qui n’ont jamais lu de dissertations sur le moi et le non-moi, ni même une ligne de psychologie, ont chacun leur personnalité bien nette et à chaque instant l’affirment instinctivement. Depuis cette époque oubliée où leur moi s’est constitué, c’est-à-dire s’est formé comme un groupe cohérent au milieu des événements qui l’assaillent, ce groupe se maintient sans cesse, en se modifiant incessamment, Pour une grande part, il est composé d’états et d’actes presque automatiques qui constituent chez chacun le sentiment de son corps et la routine de la vie, qui servent de support à tout le reste, mais