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habillé, V… demande à aller avec ses camarades aux travaux de culture. Nous nous apercevons vite que notre sujet se croit encore à Saint-Urbain et veut reprendre ses occupations habituelles. En effet, il n’a aucun souvenir de sa crise, et il ne reconnaît personne, pas plus les médecins et les infirmiers que ses camarades de dortoir. Il n’admet pas avoir été paralysé, et il dit qu’on se moque de lui. Nous pensons à un état vésanique passager, très supposable après une forte attaque hystérique ; mais le temps s’écoule, et la mémoire ne revient pas. V… se rappelle bien qu’il a été envoyé à Saint-Urbain ; il sait que « l’autre jour » il a eu peur d’un serpent ; mais, à partir de ce moment il y a une lacune. Il ne se rappelle plus rien. Il n’a pas même le sentiment du temps écoulé.

« Naturellement, nous pensons à une simulation, à un tour d’hystérique, et nous employons tous les moyens pour mettre V… en contradiction avec lui-même, mais sans jamais y parvenir. Ainsi nous le faisons conduire, sans prévenir, à l’atelier des tailleurs. Nous marchons à côté de lui, en ayant soin de ne pas l’influencer quant à la direction à suivre. V… ne sait pas où il va. Arrivé à l’atelier, il a tout l’air d’ignorer l’endroit où il se trouve, et il affirme qu’il y vient pour la première fois. On lui met une aiguille en main et on le prie de coudre. Il s’y prend aussi maladroitement qu’un homme qui se met à cette besogne pour la première fois. On lui montre des vêtements dont il a fait les grosses coutures, alors qu’il était paralysé. Il rit, a l’air de douter, mais enfin s’incline devant nos observations. Après un mois d’expériences, d’observations, d’épreuves de toutes sortes, nous restons convaincu que V… ne se souvient de rien. »

Un des points les plus intéressants de cette observation, c’est la modification qu’a subie le caractère du malade, qui est un retour à sa première vie et à ses antécédents héréditaires : « Ce n’est plus le même sujet ; il est devenu querelleur, gourmand : il répond impoliment. Il n’aimait pas le vin et le plus souvent donnait sa ration à ses camarades ; maintenant il vole la leur. Quand on lui dit qu’il a volé autrefois, mais qu’il ne devrait pas recommencer, il devient arrogant : « s’il a volé, il l’a payé, puisqu’on l’a mis en prison. » On l’occupe au jardin. Un jour, il s’évade emportant des effets ei soixante francs à un infirmier. Il est rattrapé à cinq lieues de Bonneval, au moment où, après avoir vendu ses vêtements pour en racheter d’autres, il s’apprête à prendre le chemin de fer pour Paris. Il ne se laisse pas arrêter facilement ; il frappe et mord les gardiens envoyés à sa recherche. Ramené à l’asile, il devient furieux, il crie, se roule à terre. Il faut le mettre en cellule. »