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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

mine toute la situation. Ce changement est très bien indiqué et à plusieurs reprises par le D’Azam : sa malade est, pendant une période, sombre, froide, réservée ; pendant l’autre, gaie, expansive, vive jusqu’à la turbulence. Il est bien plus grand encore dans l’observation qui va suivre et que je rapporterai assez longuement parce qu’elle est récente et peu connue[1] :

Le sujet est un jeune homme de dix-sept ans, V… L., atteint d’hystéro-épilepsie, qui perdit complètement le souvenir d’une année de son existence et, pendant cette période, changea totalement de caractère.

Né d’une fille-mère « adonnée à un dévergondage notoire et d’un père inconnu, il se mit, dès qu’il put marcher, à errer et mendier par les chemins. Plus tard, il vola, fut arrêté et envoyé à la colonie pénitentiaire de Saint-Urbain où il travailla à la terre. » Un jour étant occupé dans une vigne, il prit à pleine main un serpent caché dans un fagot de sarments. Il en eut une frayeur extrême et le soir, rentré à la colonie, il perdit connaissance. Ces crises se renouvelèrent de temps en temps, les jambes s’affaiblirent, il survint enfin une paralysie des membres inférieurs, l’intelligence restant intacte. Il fut transféré à l’asile de Bonneval. Là, on constate « que le malade a la physionomie ouverte et sympathique, que son caractère est doux, qu’il se montre reconnaissant des soins qu’on a pour lui. Il raconte l’histoire de sa vie avec les détails les plus circonstanciés, même ses vols qu’il déplore, dont il est honteux ; il s’en prend à son abandon, à ses camarades, qui l’entraînaient au mal. Il regrette fort ce passé et affirme qu’à l’avenir il sera plus honnête. « On se décide à lui apprendre un état compatible avec son infirmité. Il sait lire, écrire à peu près. On le porte tous les matins à l’atelier des tailleurs, on l’installe sur une table où il prend naturellement la posture classique, grâce à la position de ses membres inférieurs, paralysés, fortement atrophiés et contracturés. Au bout de deux mois, V… sait coudre assez bien, il travaille avec zèle, on est satisfait de ses progrès. »

À cette époque, il est pris d’une attaque d’hystéro-épilepsie qui se termine après cinquante heures par un sommeil calme. C’est alors que l’ancienne personnalité reparaît.

« Au réveil, V… veut se lever. Il demande ses habits, et il réussit à se vêtir, tout en étant fort maladroit ; puis il fait quelques pas dans la salle ; la paraplégie a disparu. Si les jambes chancellent et soutiennent mal le corps, c’est que les muscles sont atrophiés… Une fois

  1. Cette observation du docteur Camuset se trouve in extenso dans les Annales médico-psychologiques, janvier 1882.