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nomme le sentiment du corps et cette autre habitude qui est la mémoire n’entrent pas en jeu, il ne peut y avoir de transformation complète : l’individu peut devenir autre, il ne devient pas un autre.

Toutefois ces variations, même partielles, ont leur intérêt, Elles montrent la transition de l’état normal à l’état morbide. En étudiant les maladies de la volonté, nous avons trouvé dans la vie courante de nombreuses ébauches des formes les plus graves. Ici, de même, l’observation vulgaire nous montre combien le moi normal a peu de cohésion et d’unité. À part les caractères tout d’une pièce (au sens rigoureux du mot, il ne s’en trouve pas), il y a en chacun de nous des tendances morales et immorales, égoïstes et altruistes, poétiques, prosaïques, matérielles et idéales, actives et paresseuses ; bref, tous les contraires possibles et entre ces contraires toutes Les nuances intermédiaires, et entre ces tendances toutes les combinaisons. C’est que le moi n’est pas seulement une mémoire, un emmagasinement de souvenirs liés au présent, mais un ensemble d’instincts, tendances, désirs, qui ne sont que sa constitution innée et acquise, entrant en action. Pour employer des expressions en vogue, on peut dire que la mémoire est le moi statique, le groupe des tendances le moi dynamique. Si au lieu d’être guidé à son insu par cette conception d’un moi entité, — préjugé que l’éducation autant que le prétendu témoignage de la conscience nous a inculqué, — on consentait à le prendre tel qu’il est, c’est-à-dire comme une coordination de tendances et d’états psychiques dont la cause prochaine doit être cherchée dans la coordination et le consensus de l’organisme, on ne s’étonnerait plus de ces oscillations — incessantes chez les caractères mobiles, rares chez les caractères stables — qui, pendant un temps, long, court ou même presque insaisissable, montrent la personne sous un jour nouveau. Un état organique, une influence extérieure renforcent une tendance ; elle devient un centre d’attraction vers lequel convergent les états et tendances directement associés ; puis les associations gagnent de proche en proche : le centre de gravité du moi se trouve déplacé et la personnalité est devenue autre. « Deux âmes, disait Gœthe, habitent dans ma poitrine. » Pas deux seulement. Si les moralistes, les poètes, les romanciers, les dramaturges nous ont montré à satiété ces deux moi en lutte dans le même moi, l’expérience vulgaire est encore plus riche : elle nous en montre plusieurs, chacun excluant les autres, dès qu’il passe au premier plan. C’est moins dramatique, mais plus vrai. « Notre moi, à diverses époques, est très différent de lui-même : suivant l’âge, les divers devoirs de la vie, les événements, les excitations du moment, tels complexus d’idée qui, à un moment donné, re-