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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

coutumée dans ses déterminations, sentant le trop-plein de sa pensée, est amené naturellement à avoir des idées de grandeur, d’élévation, de richesses, d’une grande puissance morale ou intellectuelle qui seule peut posséder à un semblable degré la liberté de penser et de vouloir. Cette idée exagérée de force et de liberté doit cependant avoir un motif, il doit y avoir dans le moi quelque chose qui lui corresponde, le moi doit être devenu momentanément tout autre, et ce changement, le malade ne peut l’exprimer qu’en disant qu’il est Napoléon, le Messie ou quelque haut personnage. » (P. 333.)

Nous ne perdrons pas notre temps à faire voir que cette transformation du moi, partielle ou complète, momentanée ou permanente, est de même nature que dans les cas précédents, suppose le même mécanisme, avec cette seule différence que le moi se défait ici en sens inverse, non par défaut, mais par excès.

Ces altérations de la personnalité en plus ou en moins, cette métamorphose du moi qui l’élève ou l’abaisse, seraient encore plus piquantes si elles se succédaient régulièrement chez le même individu. Or ce cas est fréquent dans la folie dite circulaire ou à double forme, caractérisée essentiellement par des périodes successives de dépression et d’excitation qui se suivent dans un ordre invariable, avec quelques intermittences de lucidité chez certains malades. On voit alors un fait bien curieux. Sur la personnalité qu’on peut appeler primitive et fondamentale dont il subsiste des restes bien altérés, se greffent tour à tour deux personnalités nouvelles non seulement très distinctes, mais qui s’excluent totalement. Ici, le résumé de quelques observations devient indispensable[1].

Une femme, observée par Morel, avait été livrée au vice par sa mère, dès l’âge de 14 ans. « Soumise plus tard à toutes les angoisses de la honte et de la misère, elle n’eut d’autre ressource que de se jeter dans une maison de prostitution. Elle en fut retirée un an après et placée au couvent du Bon-Pasteur, à Metz. Elle y resta deux ans, et la réaction trop vive qui s’opéra dans ses sentiments, fit éclater une manie religieuse qui fut suivie d’une période de profonde stupidité. » C’est alors que, livrée aux soins du médecin, elle passe par des périodes alternatives où elle se croit tour à tour prostituée et religieuse. En sortant de la période de stupidité, « elle se met à travailler avec régularité, parle avec convenance ; mais elle arrange sa toilette avec une certaine coquetterie. Puis cette tendance augmente, les yeux sont brillants, le regard lascif, elle danse, chante.

  1. On les trouvera in extenso, dans Ritti, Traité clinique de la folie à double forme, observations XVII, XIX, XXX et XXXI. Paris. 1883.