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d’une ténacité invincible. D’abord cette nouvelle manière d’être apparaît à l’individu comme étrangère, hors de son moi. Peu à peu, par accoutumance, elle y fait sa place, en devient partie intégrante, en change la constitution et, si elle est de nature envahissante, le transforme en entier.

En voyant comment le moi se défait, nous comprenons comment il se fait. Sans doute, dans la plupart des cas, l’altération n’est que partielle. L’individu, tout en devenant autre pour lui et pour ceux qui le connaissent, conserve un fonds de lui-même. La transformation complète ne peut être en fait qu’un cas rare : et remarquons que lorsque le malade se dit changé, transformé, malgré les dénégations ou les rires de ses proches, il a raison contre eux. Il ne peut pas se sentir autrement, car sa conscience n’est que la traduction de son état organique. Subjectivement, il n’est le jouet d’aucune illusion, il est ce qu’il doit être. C’est au contraire l’hypothèse inconsciente, inavouée, d’un moi indépendant, existant par lui-même comme une entité inaltérable, qui pousse instinctivement à croire que ce changement est un événement extérieur, un habillement insolite ou ridicule dont la personnalité est affublée, tandis que le changement est intérieur et suppose dans la substance même du moi des acquisitions et des pertes.

La contre-partie de ces altérations partielles du moi se rencontre dans les cas où il s’exalte, s’amplifie et dépasse sans mesure son ton normal. On en trouve des exemples au début de la paralysie générale, dans certains cas de manie, dans la période d’excitation de la folie circulaire. C’est en tout l’inverse du tableau précédent : sentiment de bien-être physique et moral, de surabondance de force, d’activité exubérante qui se prodigue en discours, en projets, en entreprises, en voyages incessants et vains. À la surexcitation de la vie psychique correspond une suractivité des fonctions organiques. La nutrition augmente, souvent d’une manière exagérée, la respiration et la circulation s’accélèrent, la fonction génitale s’exalte ; et, malgré une grande dépense de force, l’individu ne ressent aucune fatigue. Puis ces états se groupent, s’unifient et finalement transforment le moi en grande partie. L’un se sent une force herculéenne, il peut soulever des poids prodigieux, procréer des milliers d’enfants, suivre à la course un train de chemin de fer, etc. L’autre a une science inépuisable, il se sent grand poète, grand inventeur, grand artiste. Parfois la transformation se rapproche encore plus de la métamorphose complète : envahie par le sentiment de sa puissance sans bornes, la personne se dit pape, empereur, dieu. « Le malade, dit justement Griesinger, se sentant orgueilleux, hardi, enjoué, trouvant en lui une liberté inac-