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TH. RIBOT. — bases affectives de la personnalité

ses relations toutes changées. Il semble que ses sensations habituelles ont perdu leur caractère propre. « Tout ce qui m’entoure, disait l’un d’eux, est encore comme jadis, cependant il doit s’être fait quelques changements ; les choses ont encore leurs anciennes formes, je les vois bien et pourtant elles ont aussi beaucoup changé. » Un malade d’Esquirol se plaint « de ce que son existence est incomplète. Chacun de mes sens, chaque partie de moi-même est pour ainsi dire séparée de moi et ne peut plus me procurer aucune sensation : il me semble que je n’arrive jamais jusqu’aux objets que je touche. » Cet état, dû quelquefois à une anesthésie cutanée, peut grandir au point « qu’il paraît au malade que le monde réel est complètement évanoui, a disparu ou est mort, et qu’il ne reste plus qu’un monde imaginaire où il est anxieux de se trouver[1]. » — Ajoutons à ce tableau les phénomènes physiques : troubles de la circulation, de la respiration, des sécrétions. L’amaigrissement peut être considérable et le poids du corps diminuer rapidement pendant la période de dépression. La fonction respiratoire se ralentit, la circulation de même et la température du corps s’abaisse.

Peu à peu, ces états morbides prennent corps, s’organisent, s’unifient, en une conception fausse qui suscitée par le mécanisme psycho-physiologique de l’association, devient à son tour un centre d’attraction vers lequel tout converge. L’un dit que son cœur est pétrifié, l’autre que ses nerfs ont des charbons ardents, etc. Ces aberrations ont des formes innombrables et varient d’une personne à l’autre. Au degré extrême, l’individu doute de son existence ou la nie. Un jeune homme, tout en se disant mort depuis deux ans, exprimait ainsi sa perplexité : « J’existe, mais en dehors de la vie réelle, matérielle et malgré moi, rien ne m’ayant donné la mort. Tout est mécanique chez moi et se fait inconsciemment. » Cette situation contradictoire où le sujet se dit à la fois vivant et mort n’est-il pas l’expression logique, naturelle, d’un état où l’ancien moi et le nouveau — la vitalité et l’anéantissement — se font équilibre ?

Au reste, l’interprétation psychologique de tous ces cas n’est pas douteuse : perturbations organiques, dont le premier résultat est de déprimer la faculté de sentir en général, le second dela pervertir. Il se forme ainsi un groupe d’états organiques et psychiques qui tendent à modifier la constitution du moi, profondément, dans sa nature intime, parce qu’ils n’agissent pas à la manière des émotions brusques dont l’effet est violent et superficiel, mais par actions lentes, sourdes,

  1. Griesinger, Traité des maladies mentales, trad. franc., p. 265. — L’Encéphale, juin 1882.