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Les états affectifs liés à la nutrition sont chez l’enfant, dans ses toutes premières années, le seul élément pour ainsi dire de sa personnalité naissante. De là viennent bien-être et malaise, désirs et aversions ; c’est ce sens du corps dont nous avons déjà parlé, parvenu à sa plus haute expression psychique. Des causes naturelles, trop claires pour qu’il soit besoin de les énumérer, faisant dominer presque exclusivement la nutrition chez l’enfant, il n’a et ne peut avoir qu’une personnalité presque entièrement nutritive, c’est-à-dire la forme la plus vague et la plus basse de la personnalité. Le moi, pour qui ne le considère pas comme une entité, ne peut être ici qu’un composé d’une simplicité extrême.

À mesure que l’on s’éloigne de l’enfance, le rôle prépondérant de la nutrition diminue ; mais elle ne perd jamais ses droits, parce que entre toutes les propriétés de l’être vivant, seule elle est fondamentale. Aussi à ses variations sont liées des altérations graves de la personnalité : Diminue-t-elle, l’individu se sent déprimé, affaibli, changé en moins. Augmente-t-elle, il se sent excité, renforcé, changé en plus. Entre toutes les fonctions dont l’harmonie constitue cette propriété fondamentale de la vie, la circulation paraît celle dont les variations brusques ont le plus d’influence sur les états affectifs et se traduisent par un contre-coup immédiat ; mais laissons les conjectures de détail pour voir les faits.

Dans les états connus sous les noms d’hypochondrie, lypémanie, mélancolie (avec toutes ses formes) nous trouvons des altérations de la personnalité qui comportent tous les degrés possibles, y compris la métamorphose complète. Les médecins établissent entre ces différents états morbides des distinctions cliniques qui n’importent pas ici. Nous pouvons les comprendre dans une description commune. Il y a un sentiment de fatigue, d’oppression, d’anxiété, d’abattement, de tristesse, absence de désirs, ennui permanent. Dans les cas les plus graves, la source des émotions est complètement tarie : « Les malades sont devenus insensibles à tout, ils n’ont plus d’affection, ni pour leurs parents, ni pour leurs enfants, et la mort même des personnes qui leur étaient chères les laisserait absolument froids et indifférents. Ils ne peuvent plus pleurer, et rien ne les émeut en dehors de leurs propres souffrances[1]. » En ce qui concerne l’activité : torpeur, impossibilité d’agir et même de vouloir, inaction insurmontable pendant de longues heures, bref, cette « aboulie » dont nous avons étudié toutes les formes en parlant des maladies de la volonté. En ce qui concerne le monde extérieur, le malade, sans être halluciné, trouve

  1. Fabret, Archives générales de médecine, décembre 1878.