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BROCHARD. — DE LA CROYANCE

un état de l’âme sui generis, et c’est elle qui est le critérium de l’évidence. Si on entend la certitude comme une forme de la croyance, suivant la théorie qui vient d’être exposée, il y a lieu sans doute de se demander en quel cas, et sous quelles garanties, nous devons accorder notre assentiment : c’est alors qu’il y a un critérium (et remarquons qu’en comprenant ainsi le critérium, le sens commun admet implicitement que l’assentiment dépend de nous, et confirme d’une manière assez inattendue, notre théorie) ; mais ce n’est plus alors la certitude, c’est la vérité que cette marque servira à reconnaître. En toute hypothèse et en toute doctrine, il faudrait s’habituer à ne parler que du critérium de la vérité.

Ce critérium, le sujet le trouve, on vient de le voir, en s’isolant en quelque sorte de la sensibilité et de la volonté pour ne consulter que son intelligence. Nos erreurs viennent de ce que la plupart du temps, et peut-être toujours, nous croyons avec notre âme tout entière. Il faudrait, pour être sûr d’atteindre la vérité, ne faire usage que de ses idées, et agir comme de purs esprits. Est-ce possible ? Et entendre ainsi le critérium, n’est-ce pas dire qu’il n’y en a pas ?

Nous conviendrons sans peine qu’une telle opération, une telle mutilation psychologique, pourrait-on dire, est pratiquement impossible, ou tout au moins fort difficile. Mais dire que la vérité ne se découvre que malaisément, qu’il faut de longs, pénibles et incessants efforts pour l’atteindre, et qu’on doit encore se défier de soi-même quand on se flatte de l’avoir atteinte, ce n’est pas risquer un paradoxe bien hardi. Ce qui serait surprenant, ce serait de rencontrer un critérium d’une application si facile, que la vérité s’établirait comme d’elle-même, et que les divisions séculaires entre tous les esprits disparaîtraient comme par enchantement. Facile ou non, ce critérium est le seul dont nous disposions : et c’est dans la mesure où nous pouvons nous rapprocher de cet état idéal que nous sommes capables d’approcher de la vérité.

En supposant même achevée et parfaite cette séparation de l’esprit et de la sensibilité, il resterait des difficultés. S’il y a des synthèses réellement nécessaires pour toute pensée humaine, il est incontestable que certaines synthèses, contingentes en elles-mêmes, revêtent en certains cas pour l’esprit un caractère de nécessité apparente et trompeuse : il y a des synthèses qu’à un moment donné nous ne pouvons rompre, quoique absolument parlant, elles puissent être rompues par une pensée plus exercée ou plus affranchie que la nôtre : on cite mille exemples de ces nécessités temporaires et en quelque sorte provisoires qui se sont imposées à la pensée de quelques individus, et non à celle de tous. Il faut