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comme celle d’un muscle fatigué, se trouve encombrée par une certaine quantité de détritus acides. La présence même de ces produits arrête, à un moment donné, l’activité cérébrale, qui ne reparaît qué lorsque le repos a permis l’élimination complète de ces déchets[1]. Il faut reconnaître que le sommeil complet, absolu, sans aucun rêve, est l’exception ; mais il suffit qu’il se rencontre, et non rarement, pour que le caractère intermittent de la conscience soit établi.

La thèse physiologique a une valeur probante bien autrement forte que la thèse métaphysique. Remarquons de plus — et ce point est important — que tous ceux qui ont recherché s’il y a un sommeil cérébral parfait, sont des esprits cultivés et actifs (des psychologues, des médecins, des littérateurs) chez qui le cerveau est toujours en éveil, vibrant comme un instrument délicat à la plus légère excitation, ayant pour ainsi dire l’habitude de la conscience : en sorte que ceux qui se posent la question : « Rêve-t-on toujours ? » sont les moins aptes à la résoudre négativement. Mais chez les gens à profession manuelle, il n’en plus de même. Un paysan vivant loin de toute agitation intellectuelle, borné aux mêmes occupations et à la même routine, en général ne rêve pas. J’en connais plusieurs qui considèrent le rêve comme un accident rare dans leur vie nocturne. « La preuve la plus convaincante que l’esprit peut être complètement inactif pendant le sommeil, qu’il peut avoir son existence momentanément interrompue ou suspendue, serait incontestablement s’il lui arrivait de joindre bout à bout l’instant où il s’endort avec celui où il s’éveille, si ce temps était pour lui comme s’il n’avait pas existé. Les philosophes qui ne croient pas au sommeil complet ont eux-mêmes indiqué cette preuve, tout en niant qu’elle ait jamais été présentée. Cependant j’ai été témoin de ce fait dans les circonstances suivantes : Je fus appelé à deux heures du matin pour donner mes soins à une personne du voisinage atteinte du choléra. Au moment de sortir, ma femme me fait une recommandation au sujet de la bougie que je tenais à la main et s’endort. Je rentre environ une demi-heure après. Le bruit que fit la clef dans la serrure en ouvrant la porte réveilla ma femme subitement. Son sommeil avait été si profond, elle avait si bien joint le moment où elle s’était endormie avec le moment où elle s’était éveillée qu’elle croyait n’avoir pas dormi du tout et qu’elle avait pris le bruit de la clef à ma rentrée pour ce-lui fait au moment de sortie. En me voyant rentrer, elle croyait que je revenais simplement sur mes pas et m’en demanda la raison ;

  1. En absorbant une certaine quantité de lactate de soude, pris comme type des produits de désassimilation dans le cerveau, Preyer a produit des bâillements, la somnolence et même le sommeil.