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comprennent des preuves morales. Cet ordre de preuves importe seul à la morale ; il est, pour la morale, supérieur à tous les autres, car tous les autres sont soumis à son contrôle ; il assure à la morale, lorsqu’elle en fait usage, sa complète indépendance sur ce terrain même de la métaphysique religieuse où il lui donne le droit d’intervenir. Le Dieu de la morale est la réalisation parfaite et absolue de l’idéal moral, il n’a pas besoin d’une autre définition pour que l’âme religieuse reporte sur lui tous les sentiments de soumission et de respect, de confiance et d’amour qu’elle associe naturellement aux idées de bonté et de justice. Le Dieu de la métaphysique ou de la religion ne satisfait l’âme que s’il est en même temps le Dieu de la morale. Une morale étroite et grossière peut sans doute refuser de reconnaître pour sien le Dieu supérieur que lui révèle une métaphysique profonde ou une religion digne de ce nom ; le progrès métaphysique et religieux ne peut se réaliser que s’il est en rapport avec le progrès moral ; mais c’est le dernier qui est la condition du premier ; il faut élever le niveau moral des âmes pour les arracher à leurs faux dieux. Toutes les grandes religions ont dû le succès de leur prosélytisme à la supériorité de leur idéal moral[1]. Le dernier mot dans les questions religieuses, comme dans toutes les autres questions, appartient donc toujours à la morale et l’idéal moral, lors même qu’il s’approprie des principes métaphysiques, ne relève jamais que de lui-même.

Quelles conséquences faut-il tirer de cette indépendance absolue de la morale, telle que nous avons cherché à la définir ? Si la loi morale, dans son principe propre, est complètement indépendante de toute conception métaphysique, comme de tout fait psychologique ou historique, elle ne peut être qu’une loi formelle, à la façon des lois mathématiques, c’est-à-dire une loi qui puise toute sa valeur dans la forme même sous laquelle elle est conçue, quel que soit son contenu et quels que soient, d’autre part, les êtres qui l’appliquent ou à qui elle s’applique. Quand je dis que 2 et 2 font 4, la proposition est vraie, non pas parce qu’il s’agit des nombres 2 et 4, mais parce qu’elle exprime une identité logique, résultant de la définition même de certains termes. De même quand je dis qu’il ne faut pas s’approprier un dépôt, j’énonce un précepte moral, non parce qu’il

  1. C’est un fait qui a été parfaitement mis en lumière par le docteur Kuenen, professeur à l’Université de Leyde, dans cinq lectures qu’il a faites à Londres et à Oxford en 1882 et qui ont été traduites en français par M. Maurice Vernes, sous le titre suivant : Religion nationale et religion universelle : Islam, Israélitisme, Judaïsme et Christianisme, Buddhisme. Paris, Ernest Leroux, 1884,