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la lettre ou l’esprit des dogmes aux interprétations qui tendent à les fausser. L’argument sera souvent légitime, souvent aussi il ne sera que l’effet de la même illusion qui transporte dans le passé l’idéal moral du présent. L’Antigone de Sophocle invoque contre un édit sacrilège les vieilles divinités de la Grèce : elle n’obéit au fond qu’à son idéal de piété fraternelle. Une conscience timide et qui se défie d’elle-même se sent plus à l’aise quand ses révoltes mêmes lui apparaissent comme un acte de soumission envers les lois humaines ou les lois divines. Ici encore l’illusion est respectable, et elle peut être salutaire, mais il n’en faut pas méconnaître la véritable nature. Elle manifeste, dans son effort même pour la voiler, l’indépendance de la loi morale à l’égard de toute autre loi.

Les principes métaphysiques relèvent de la morale comme les dogmes religieux et les institutions civiles. La morale n’est donc pas moins indépendante à leur égard qu’à l’égard de tout le reste. Son indépendance, dans cet ordre d’idées, n’a pas besoin d’être démontrée pour ceux qui rejettent absolument toute intervention de la métaphysique dans la morale ; mais n’a-t-elle pas l’apparence d’un paradoxe quand on proclame avec Kant la nécessité d’une « métaphysique des mœurs ? » Toute la morale de Kant repose sur ce paradoxe et, sans nous prononcer pour le moment sur le fond même de la doctrine à laquelle il sert de base, nous croyons qu’il peut se justifier par des raisons décisives.

La « métaphysique des mœurs », dans le système de Kant, n’est pas un emprunt à une métaphysique antérieure et extérieure ; elle sort de l’analyse même des idées morales. La raison pure n’a pu atteindre à aucune vérité objective dans l’ordre spéculatif : elle s’élève dans l’ordre pratique aux vérités morales et, par les vérités morales, aux vérités métaphysiques. La morale crée donc sa métaphysique et, en se donnant une telle base, elle garde son indépendance.

On sait quels sont les « postulats » métaphysiques de la morale de Kant : c’est l’unité personnelle du moi, c’est la liberté, c’est la vie future et l’immortalité de l’âme ; c’est enfin une justice suprême et infaillible qui peut seule réaliser le souverain bien. Nous avons rencontré déjà les deux premières idées quand nous avons considéré les rapports de la morale avec la psychologie rationnelle. Quand la morale, à tort ou à raison, croit avoir besoin de l’unité personnelle et de la liberté, elle ne s’embarrasse pas des arguments de fait ou de raison qui peuvent être allégués en faveur de ces deux principes ou qui peuvent leur être opposés, elle n’a besoin, pour les affirmer, que de preuves toutes morales ; il suffit qu’elle les reconnaisse pour