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BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

mais du « bon vieux temps », s’évanouissent avec les progrès de la science historique. Elles ne trouvent encore créance que lorsqu’on les transporte dans un passé indéterminé, où l’imagination peut plus aisément, sans craindre la contradiction, se représenter la perfection de la sagesse et de la vertu. En réalité, c’est notre idéal moral, l’idéal d’aujourd’hui que nous projetons ainsi dans le lointain des âges. Nous pouvons y gagner de faire un effort plus sérieux pour le concevoir d’une façon désintéressée et impersonnelle ; mais ce n’est point à l’autorité de la tradition, c’est à la lumière actuelle de la raison qu’il emprunte sa véritable valeur.

Les mêmes remarques s’appliquent aux institutions civiles et politiques et aux dogmes religieux. Ce peut être une force pour la conscience de se sentir d’accord avec ces institutions ou ces dogmes ; mais le citoyen le plus respectueux des lois de son pays, le fidèle le plus soumis aux décisions de son église garde le droit de juger, au nom de la morale, toute autorité humaine ou divine. Ce droit s’est exercé dans tous les temps et il a toujours été explicitement ou implicitement reconnu par ceux mêmes contre lesquels il était revendiqué. Des despotes ont pu dire :

Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas ;

mais ce refus même de donner des raisons est une réponse anticipée à une demande de justification, que l’on prétend réduire au silence et dont on reconnaît par là même, non seulement la possibilité, mais la légitimité, dans l’asile impénétrable de la conscience.

Je ne prends point pour juge un peuple téméraire,

dit l’Athalie de Racine ; mais elle ajoute aussitôt :

Le ciel même a pris soin de me justifier,

et elle expose longuement toutes les preuves de cette justification céleste. L’autorité religieuse s’attribue l’infaillibilité ; mais elle ne croit pas qu’il suffise de dire : Roma locuta est ; elle raisonne avec les fidèles, elle discute avec les infidèles et ses meilleurs arguments sont toujours ceux qu’elle emprunte à la morale. Quand elle s’efforce ainsi d’établir la haute moralité de ses dogmes et l’immoralité des dogmes contraires, elle se subordonne, par un aveu implicite, à une loi morale dont elle ne peut s’empêcher de reconnaître la pleine indépendance.

Dans ses protestations contre les abus de l’autorité civile ou de l’autorité religieuse, la conscience aime à opposer le texte même des lois aux actes arbitraires de ceux qui sont chargés de les appliquer,