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passé, comme nous jugeons le présent, à la lumière de la loi morale. Si nous nous faisons un devoir de nous placer dans nos jugements au point de vue moral des siècles passés, ce n’est pas en vertu d’une règle que l’histoire nous aurait transmise, c’est, au contraire, en vertu d’une conception toute moderne de la justice historique.

Les hommes ont cherché de tout temps, dans les institutions et dans les mœurs que leur a léguées le passé, une base pour les croyances morales. C’est une tendance naturelle et, à plus d’un égard, digne d’encouragement. L’accord du présent avec le passé est, dans la plupart des cas, une garantie de vérité. S’il peut entretenir l’esprit de routine, il peut plus souvent encore faire obstacle à la corruption des idées et des mœurs. Il contient des entraînements téméraires, alors même qu’il ne repose que sur cette illusion d’optique morale qui a trouvé dans la fable de l’âge d’or son expression la plus ancienne et la plus célèbre. La fantaisie individuelle craint davantage de se donner carrière quand on s’est accoutumé à n’invoquer, dans ses plaintes contre les erreurs ou les injustices du temps présent, que des traditions ou des usages universellement respectés. C’est l’avantage que les Anglais aiment à s’attribuer sur les Français. Ils nous reprochent ce goût des principes abstraits, qui a eu une si grande part dans nos révolutions et qui nous les fait concevoir comme des révolutions universelles, destinées à répandre leurs bienfaits sur tout le genre humain. Ils se font un mérite de fonder à la fois l’esprit de conservation et l’esprit de progrès sur le respect des traditions et des précédents, et de maintenir ainsi leurs plus grandes innovations dans les limites de simples réformes, qui n’ont pour objet que les intérêts propres de la nation, non les droits généraux de l’homme et du citoyen. Ils se laissent souvent entraîner à forcer le sens des documents qu’ils invoquent, pour les accommoder aux besoins présents, et leurs hommages au passé ne sont pas toujours exempts d’une certaine hypocrisie ; mais, pris en eux-mêmes, de tels hommages sont, pour les individus et pour les peuples, une habitude salutaire qui n’exclut pas d’ailleurs la sincérité dans l’illusion même. Nous ne songeons donc point à en contester les heureux effets ; mais l’illusion la plus bienfaisante est toujours une illusion : une critique exacte doit la reconnaître pour ce qu’elle est ; une morale sévère doit l’apprécier telle qu’elle est. Le jugement de la conscience s’étend à tout. Vraies ou fausses, les traditions les plus respectables, loin de fonder la morale, sont soumises à son contrôle.

Il faut même avouer que ce contrôle, quand il s’exerce avec précision, sur des faits authentiques et bien connus, est le plus souvent défavorable au passé. Les légendes, non-seulement de l’âge d’or,