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BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

quences. Ce principe qui est pour lui, à tort ou à raison, la racine même du plaisir, c’est la loi d’évolution à laquelle sont soumis tous les êtres ; c’est, pour l’être vivant, l’accroissement de la vie et le bien-être qui s’attache à cet accroissement ; c’est, pour l’être intelligent et sensible, le développement intellectuel et moral et les conditions de bonheur qui en sont la conséquence naturelle ; c’est enfin, pour l’être sociable, la solidarité universelle dans l’évolution des individus et des sociétés et le bonheur de chacun reconnu et senti dans le bonheur de tous. Nous ne voulons pas discuter ce système non plus que nous n’avons discuté celui de Stuart Mill ; mais que fait-il autre chose que ramener à un principe idéal le principe psychologique sur lequel il prétend fonder la morale ?

Mme Coignet et, avec elle, les moralistes français qui se qualifient d’indépendants croient aussi ne donner à la morale qu’une base psychologique quand ils la fondent sur la liberté ; mais la liberté dont ils imposent à chacun le respect en lui-même et dans autrui est-elle un simple fait attesté par l’expérience intérieure ? On sait quelles difficultés a toujours présentées la question du libre arbitre, soit qu’on fasse appel, pour la résoudre, à l’observation psychologique ou aux considérations métaphysiques. Ces difficultés n’ont fait que s’accroître avec les progrès de la science moderne et nul principe n’est plus contesté parmi les savants et les philosophes. Si la liberté peut offrir une base certaine à la morale, ce n’est pas comme fait de conscience, c’est comme un idéal que nous nous proposons à nous-mêmes et dont nous devons souffrir que les autres poursuivent comme nous la réalisation, dût-elle n’être jamais atteinte. Lors même que la liberté pourrait être reconnue comme un fait réel et incontestable, il faudrait toujours y ajouter, pour en faire un principe moral, cette idée d’obligation qu’aucun fait ne contient en lui-même. Affirmer que je suis libre, c’est affirmer que je puis, à mon gré, agir de telle ou telle façon, non que je dois agir d’une façon déterminée.

Si la loi morale ne peut être une pure dépendance des faits psychologiques, elle ne peut dépendre, à plus forte raison, des sciences historiques ou sociales qui ne sont qu’une extension de la psychologie aux sociétés humaines dans le passé ou dans le présent. Rien de plus utile au moraliste que les enseignements de l’histoire. Il n’y trouve pas seulement d’illustres exemples dont les générations présentes peuvent faire leur profit, mais l’origine et la filiation de toutes les idées qui forment aujourd’hui le patrimoine moral des sociétés civilisées. La morale, comme science, ne peut que gagner à s’appuyer sur l’histoire ; mais aucun fait historique, non plus qu’aucun fait psychologique, ne contient l’objet même de la morale. Nous jugeons le