Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
revue philosophique

comment elle se concilie avec les rapports constants et nécessaires que nous avons reconnus entre la loi morale et les objets de toutes les sciences.

Le domaine propre et immédiat de la loi morale se confond avec celui de la psychologie et, dans l’ordre de la connaissance, le premier ne devient objet de science qu’à la suite du second. Nous construisons l’homme idéal d’après nos observations sur l’homme réel ; mais nulle idée de perfection et nul principe d’obligation ne sont impliqués dans la simple constatation d’un fait psychologique. La perfection relative d’un acte et son caractère obligatoire dépendent de son rapport avec l’idéal d’après lequel nous le jugeons : l’idéal ne dépend lui-même, dans son essence propre, d’aucun des faits qui nous aident à le concevoir et dont il sert à son tour à déterminer la valeur morale.

L’indépendance de l’idéal moral à l’égard des faits psychologiques devient manifeste, dès qu’on apporte quelque précision dans l’examen du contenu réel de cette classe de faits. La morale utilitaire prétend faire sortir le devoir du plaisir ; mais s’agit-il de toute espèce de plaisir ? Non, dira Stuart Mill : les plaisirs peuvent être de qualité différente et les plus élevés en dignité possèdent seuls une valeur morale. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il faut chercher en dehors des faits, tels que les constate l’observation psychologique, un principe supérieur d’après lequel nous jugeons de leur perfection relative ? Ces qualités diverses que Stuart Mill attribue aux plaisirs et qui forment entre eux comme une échelle de dignité et d’excellence ne sont pas contenues en effet dans le sentiment immédiat que nous en avons. Nous goûtons un plaisir d’un ordre élevé et nous répugnons à un plaisir bas et grossier, non pas en vertu des conditions naturelles de notre capacité de sentir, mais parce que nous nous sommes fait ou, si l’on veut, parce que l’éducation ou l’hérédité nous ont fait un certain idéal moral auquel se conforment nos sentiments, nos jugements et nos actes. La conception de cet idéal est sans doute un fait que nous pouvons constater en nous-mêmes, comme nous pouvons y constater toutes sortes de conceptions, même les plus chimériques ; mais l’idéal lui-même n’est ni observé ni conçu comme un état de notre nature ; il exprime, au contraire, un état essentiellement et nécessairement supérieur à notre nature.

M. Herbert Spencer, qui prend aussi la recherche du plaisir pour point de départ de la morale, n’admet pas le criterium de Stuart Mill ; mais il n’admet pas davantage une détermination purement empirique du plaisir. Il ne juge pas les actes d’après leurs résultats agréables ou nuisibles, mais d’après un principe dont il déduit les consé-