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BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

rait ne jamais se réaliser sans rien perdre de son autorité obligatoire et sans que rien, d’un autre côté, fût changé dans l’ordre des choses.

C’est dans ces deux caractères de la perfection et de l’obligation que réside l’indépendance pleine et entière de l’idéal moral. Type obligatoire de perfection, l’idéal moral ne relève d’aucun autre principe ; tout relève de lui, au contraire, dans toutes les sciences, parce que tout peut donner lieu à une question de morale. Il faut sans doute se tenir en garde contre cet étroit et dangereux procédé de discussion qui combat et rejette a priori une doctrine philosophique ou scientifique pour cette seule raison qu’elle conduit ou paraît conduire à des conséquences immorales. La morale n’est pas plus infaillible que toute autre science. Les contradictions entre les doctrines, soit en elles-mêmes soit par voie de conséquence, sont un signe d’erreur, qui rend nécessaire un nouvel et plus profond examen, mais l’erreur n’est pas nécessairement d’un seul côté. Aucune science, sans excepter la morale, n’a le privilège de se soustraire à tout examen, lorsqu’elle est ou paraît être en opposition avec une autre science. Le droit supérieur de la morale ne s’affirme que lorsqu’il y a nécessité absolue de $e prononcer, après une discussion complète et approfondie qui laisse subsister la contradiction. Et même, dans cette hypothèse, un libre esprit qui n’aurait réussi à convaincre d’erreur ni l’une ni l’autre des doctrines opposées pourrait encore se dispenser du choix, s’il lui paraissait possible de supposer entre elles un moyen de conciliation jusqu’à présent inconnu. C’est la position que prétend garder Bossuet entre le libre arbitre de l’homme et la prescience de Dieu, lorsqu’il compare les deux principes aux deux bouts d’une chaîne, « qu’il faut toujours tenir fortement, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue. » Une seule règle s’impose à l’esprit, parce qu’elle engage la conscience, c’est que, dans aucune hypothèse, la loi morale, lorsqu’elle est pleinement reconnue, ne doit être sacrifiée et qu’elle doit toujours prévaloir dans la pratique, tant qu’elle n’est pas convaincue d’erreur, alors même qu’elle paraît prêter à certains doutes au point de vue spéculatif. On peut, si la raison n’y répugne pas absolument, maintenir en face de la vérité morale des thèses qui semblent la contredire ; mais aucune loi, aucun principe, aucune vérité ne saurait prévaloir contre elle. L’indépendance est réciproque entre la vérité morale et les autres vérités scientifiques, sous cette seule réserve que le dernier mot, dans l’hypothèse d’un conflit insoluble, appartient à la première.

L’indépendance absolue de la loi morale résulte de sa nature même ; mais, pour la dégager de toute équivoque, il importe d’examiner