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qu’embrasse la science humaine ; mais elle ne dépend, dans ses principes, d’aucun de ces objets. Telle est sa véritable indépendance et il s’agit ici d’une indépendance absolue.

Une différence essentielle distingue l’objet de la morale de ceux des autres sciences. Les autres sciences recherchent ce qui est  ; la morale, ce qui doit être. Ici, l’idéal ; partout ailleurs le réel, sous toutes ses formes et à tous ses degrés. La connaissance de l’idéal dépend assurément de celle du réel. L’idéal moral n’est pas cet « être pur » des métaphysiciens, qui pourrait tout aussi bien, comme dans le système de Hegel, se définir le néant de l’être que la perfection de l’être. Il exprime la perfection relative de l’être humain, dans toutes les manifestations de sa vie sensible, intelligente et active. La psychologie est donc la base nécessaire de toute conception de l’idéal moral ; mais nous n’examinons pas ici de quelle façon se connaît la loi morale ; nous la considérons en elle-même, telle qu’elle s’affirme dans noire conscience. Il ne s’agit plus, en un mot, de la science morale, mais de son objet. Or l’idéal moral nous apparaît avec deux caractères que ne présente aucun objet réel. Le premier est un caractère de perfection, qui est l’essence même de tout idéal. Nous disons sans cesse que la réalité est plus ou moins parfaite et parfois même il nous paraît impossible de concevoir rien de plus parfait que telle pensée d’un homme de génie, tel sentiment ou tel acte d’un héros ou d’un saint ; mais comment jugeons-nous ainsi ? Ce ne peut être que par une comparaison mentale entre le fait réel et l’idéal que nous avons dans l’esprit. L’idéal reste donc supérieur à la réalité, alors même que celle-ci lui paraît adéquate ; car nous ne la déclarons parfaite qu’autant qu’elle lui est conforme. L’idéal moral est la mesure à laquelle nous soumettons toute réalité, si haute qu’elle soit. L’être divin lui-même, nous l’avons reconnu, ne fait pas exception. Nous lui appliquons, ou plutôt nous appliquons aux conceptions que s’en font les hommes notre idéal de bonté et de justice, et s’il n’est pas réalisé, nous avons peine à prononcer ce verdict d’absolution que le poète Claudien n’accordait à ses Dieux qu’après le châtiment de Rufin.

Le second caractère de l’idéal moral est l’obligation. Le réel existe en vertu de lois nécessaires ; l’idéal est le commandement d’une loi également nécessaire, mais d’ordre tout différent, qui oblige la volonté sans la contraindre. Le réel peut le plus souvent, sans faire violence à la raison, se concevoir autrement ; mais il ne pourrait se produire autrement sans faire violence à la nature. L’idéal, par une condition inverse, ne se conçoit que tel qu’il est ; il s’impose nécessairement à la raison ; mais loin de s’imposer nécessairement à la nature, il pour-