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BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

II

L’objet seul de la morale est indépendant de tout autre objet ; mais, ici encore, il y a une distinction à faire. L’indépendance n’est pas l’indifférence. Elle n’implique pas pour l’objet de la morale, pour la loi du bien et du devoir, l’absence de tout rapport, de tout point de contact avec les objets des autres sciences. La loi morale étend son domaine, dans toutes les sciences, sur tout ce qui peut offrir une matière à ses préceptes. Et d’abord, d’une manière générale, sur la science elle-même ; car il y a des devoirs envers la science et, dans l’observation de ces devoirs, des tempéraments à garder, des questions de casuistique à résoudre. Cicéron se posait déjà ces questions en traitant de la première des vertus cardinales, la prudence, qui n’est autre que la recherche scientifique de la vérité. Un de ces cas de conscience divise et passionne aujourd’hui les esprits : c’est celui de la vivisection, soit comme procédé de recherche dans le laboratoire, soit comme moyen d’exposition et de démonstration dans l’enseignement public.

La morale a des droits sur la science en général : elle en a sur les objets propres de chaque science. Il y a des devoirs envers les choses, devoirs très indéterminés sans doute à l’égard du monde inorganique, mais qui se précisent et s’élèvent à mesure qu’ils parcourent la série de êtres vivants de la plante à l’animal et de l’animal à l’homme. Il serait puéril d’insister sur la place que tient dans la morale pratique la science de l’homme et particulièrement la science de l’homme moral, la psychologie. Il n’est pas davantage besoin de rappeler quel champ ouvrent à la morale les sciences sociales : la jurisprudence, l’économie politique, la politique proprement dite. Nous ne voulons nous arrêter que sur l’histoire, parce que la loi morale y a trouvé de nos jours une application toute spéciale. Autrefois, le jugement moral ne faisait aucune distinction entre les hommes de tous les pays et de tous les temps. On appliquait partout les mêmes règles morales ; on condamnait les païens au nom des maximes chrétiennes, les barbares et les sauvages eux-mêmes au nom des principes de la civilisation européenne. Il nous paraît juste aujourd’hui de juger les actes accomplis dans un milieu moral différent du nôtre d’après les maximes en vigueur dans ce milieu, non d’après nos propres maximes. Nous nous sommes fait ainsi une morale à l’usage de l’histoire et de la géographie elle-même.

La loi morale peut enfin trouver son application, en dehors et au-dessus de l’humanité, dans l’objet propre de la métaphysique et de la théologie, S’il y a un Dieu et s’il se révèle soit à la raison soit à